J’étais venu à Lourdes dans le but de voir le cirque de Gavarnie, excursion que m’avait chaudement recommandée un excellent ami. « Tu verras, c’est un site unique; tu en garderas un souvenir inoubliable ». J’avais l’après-midi devant moi pour flâner dans les rues de la ville.
Je la vis qui sortait de la basilique-Saint Pie X, une mantille noire enserrant une chevelure d’une blondeur dorée, l’air modeste, le visage empreint d’une pieuse réserve, la silhouette svelte et souple comme une liane, respirant par tous ses pores la santé et la joie de vivre. Nos regards se croisèrent et elle me sourit. M’autorisant de cette manifestation spontanée de bienveillance, je l’abordai, et pour masquer ma timidité embarrassée, je lui demandai à tout hasard de m’indiquer le chemin de l’office du tourisme.
- C’est sur mon chemin, à deux pas d’ici, suivez-moi monsieur, je vais vous y accompagner.
Nous liâmes conversation pendant la route. J’appris qu’elle était poitevine et qu’elle accompagnait un groupe de pèlerins malades ou handicapés, ce qui lui laissait peu de temps libre.
- Nous voici rendus à l’office du tourisme, monsieur. Vous n’entrez pas ?
- Maintenant que vous m’y avez si obligeamment conduit, je le retrouverai facilement. Permettez, à mon tour, que je vous accompagne jusqu’à votre hôtel.
Avant de nous séparer je lui proposai de diner avec moi.
- Je regrette vivement, monsieur, de refuser une si aimable invitation, le devoir me retient ce soir auprès de mes protégés. Mais nous pourrions nous revoir demain à la basilique pour la messe de onze heures. Je vous attendrai devant le porche d’entrée.
Tout mécréant que je fusse je songeai, à l’instar du bon roi Henri à propos de Paris, que cette jeune et délicieuse personne valait bien une messe, et j’acceptai avec empressement son invitation.
Elle m’accueillit par un grand sourire, me précéda dans l’église, me donna l’eau bénite. J’esquissai honteusement un vague signe de croix, me demandant ce que je faisais là, moi, membre zélé de la Libre Pensée ! Heureusement, mes coreligionnaires, pardon ! mes condisciples, n’avaient pas pour habitude de fréquenter ce genre de lieu, sinon je risquais l’excommunication de la confrérie ! Elle s’agenouilla à un banc, non loin de l’autel, et se mit à prier. Je restai debout près d’elle jusqu’à ce que je visse que les membres de l’assistance étaient tous assis. Je les imitai aussitôt. Je passai le temps de la cérémonie à contempler sa nuque d’un incarnat délicat, caressée par un frisottis de cheveux blonds. Que grâces me soient rendues de ne pas avoir succombé à la tentation d’embrasser cette nuque adorée !
A la sortie de la messe elle accepta de déjeuner en ma compagnie. Je lui proposai ensuite une promenade dans les environs.
- Non, cette après-midi je me baigne dans la piscine miraculeuse ! Ce sera le plus beau jour de ma vie !
Mon Dieu, me dis-je, serait-elle atteinte d’une affection incurable ? Etait-ce l’espérance d’une guérison miraculeuse qui l’avait amenée à Lourdes ?
Je lui exprimai mon inquiétude.
- Non ! Non ! Soyez sans craintes, je vais très bien. J’accomplis ce geste pieux pour raviver ma foi et revigorer mon âme. Accompagnez-moi si vous le désirez, et pourquoi pas, imitez-moi ! Mais je ne perçois pas chez vous un grand zèle religieux, je me trompe ?
J’évitai de répondre pour ne pas divulguer mes sentiments réels qui auraient pu la détourner de moi, à moins qu’elle ne se mît en peine de vouloir me convertir à tout prix ! Ce qui m’eût mis dans un embarras plus grand encore.
- Je resterai auprès de vous, lui répondis-je, éludant la question.
- C’est très gentil de votre part.
Il y avait une longue file d’attente à l’entrée de la piscine. Ma compagne s’éclipsa un moment pour reparaitre vêtue d’une longue tunique de bure blanche lui descendant jusqu’aux pieds. Quand son tour arriva, deux bras puissants l’immergèrent entièrement dans l’eau. Elle courut toute ruisselante se changer. Elle revint bientôt, joyeuse, la mine réjouie.
- Je viens de passer un moment merveilleux qui restera à jamais gravé dans ma mémoire. Allons nous promener maintenant !
Elle accepta mon invitation à diner. Au fromage, j’avais pris sa main, qu’elle ne retira pas. Au dessert, elle m’accorda un baiser.
C’est à mon bras, grisée par le vin du Béarn, qu’elle me suivit à l’hôtel. Il était tard; il n’y avait personne à la réception; je décrochai du tableau la clé de ma chambre où, à peine arrivés, nous nous embrassâmes fougueusement. Comme je commençai à la déshabiller, elle me dit :
- Attendez, je vais me préparer dans la salle de bain.
J’en profitai pour me dévêtir et me glisser entre les draps, les yeux braqués sur la salle de bain, attendant son apparition (Lourdes oblige !) avec impatience. Quand la porte s’ouvrit je poussai un cri d’horreur indicible. Elle avait le corps couvert de pustules immondes ! Etonnée, elle suivit mon regard fixé sur son corps, qu’elle regarda à son tour. Elle se précipita alors dans la salle de bain dans un hurlement d’effroi qui résonne encore aujourd’hui à mes oreilles quand je repense à cette journée funeste. J’appelai immédiatement un médecin qui la fit hospitaliser sur le champ.
Le lendemain j’appris qu’elle était morte dans la nuit dans des souffrances atroces.
Je quittai Lourdes pour ne plus jamais y revenir et renonçai définitivement à visiter le cirque de Gavarnie.
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Chapitre 8
Bruno était attablé à la terrasse du café depuis presqu’une heure. Il était fébrile en attendant Jenny et, bien qu’heureux de la revoir, il ne pouvait s’empêcher de ressentir de l’appréhension. Cette relation lui paraissait sans avenir puisqu’il aimait sa femme et n’avait pas l’intention de mettre en péril son ménage. C’est pourtant ce qu’il était en train de faire ! Il devait rompre cette liaison à tout prix sans blesser pour autant Jenny. Il li expliquerait sa situation et elle comprendrait sans doute. Mais si elle s’accrochait ? Il ne se sentirait pas la force de lui résister.
Il aperçut Jenny débouchant du coin de la rue. Il fut étonné de la voir dans sa tenue de motard, le casque sous le bras. Qu’est-ce que cela volait dire ? Mais au fait, où s’était-elle changée la dernière fois ? Il ne s’était pas posé la question. Le visage fermé, elle s’assit en face de lui, sans même l’embrasser, lui lançant un simple bonjour.
- Qu’est-ce qui se passe, ça ne va pas, tu as des ennuis ?
- Non, tout va bien.
- Je ne peux pas le croire, ton attitude est glaciale, pour ne pas dire hostile. Tu ne m’as même pas embrassé ! Je ne te reconnais plus ? qu’est que j’ai fait pour de déplaire à ce point.
- Rien. Je suis simplement venue te prier de me donner cinq mille euros.
- Tu as besoin d’argent ?
- Non, mais je veux que tu me donnes cinq mille euros.
- C’est insensé ! tu me dis que tu n’as pas besoin d’argent et tu me réclames cinq mille euros. Explique-toi, enfin.
- Il n’y a pas d’explication. Je veux cinq mille euros, un point c’est tout.
- Tu parles comme une enfant de trois ans capricieuse et entêtée. Et pourquoi te donnerai-je cet argent, dont je ne dispose d’ailleurs pas.
- Pour ça ! dit-elle en déposant une enveloppe sur la table.
Bruno la regarda d’un air méfiant et dubitatif et prit l’enveloppe qu’il ouvrit. Il en retira une photo les représentant à la terrasse du café. Il en saisit une autre sur laquelle il figurait nu dans le lit de l’auberge, puis une troisième montrant Jenny en train de lui pratiquer une fellation. Il ne comprenait toujours pas.
- Ce sont les photos que tu as prises la semaine dernière, elles ne sont pas à mettre entre toutes les mains bien sûr, mais elles sont très réussies ma foi. Où veux-tu en venir ?
- Tu viens de dire toi-même qu’elles n’étaient pas à mettre entre toutes les mains et tu as raison. Il y a des mains dans lesquelles tu n’aimerais pas qu’elles fussent, dans celles de ta femme par exemple !
- Qu’est-ce que ma femme a à voir là-dedans ?
- Si tu persistes dans ton refus de me donner l’argent, demain ou après-demain, elle les recevra dans son courrier !
- Mais c’est du chantage ! Tu n’es qu’une infâme salope ! s’écria Bruno rouge de colère, les yeux exorbités, levant la main comme s’il allait la gifler.
Jenny ne broncha pas et soutint son regard.
- De toute façon je l’ouvrirai avant elle et tes menaces ne m’intimident pas. Fous-moi le camp, je ne veux plus te voir ni entendre parler de toi. Fous le camp immédiatement te dis-je !
Il prit les photos et les déchira en petits morceaux qu’il lança dans le caniveau. Jenny le regardait faire en souriant et dit :
- Petit crétins, ces photos je peux en tirer autant qu’il faudra et même les mettre sur internet ! Quant à ta femme elle les recevra au 35 de la rue des Plantagenets, siège de BâtiEco, apportées par un coursier, on ne sait jamais avec la poste !
Bruno était anéanti et ne réagit pas. Jenny reprit son casque qu’elle avait déposé sur une chaise et partit tranquillement, non s’en lui dire qu’elle reviendrait dans huit jours toucher son argent.
Les idées se précipitaient dans la tête de Bruno. Il fallait qu’il réagît et qu’il fît face lucidement face à ce cataclysme qui le submergeait à l’improviste, tel un ouragan subit. Sa décision fut prise en une minute. Il déposa un billet de vingt euros sous son verre afin de régler sa consommation et courut derrière Jenny. Quand il arriva au coin de la rue où elle avait disparuiol la vit qui marchait sans se presser à cinquante mètres devant lui. Il la suivie à distance en veillant à ce qu’elle le vît pas. Elle arriva en vue de sa moto, déverrouilla son antivol, mis son casque, démarra sa machine et partit dans un bruit de pétarade, en se faufilant dans la circulation assez dense à cette heure. Malheureusement Bruno était trop loin pour lire son numéro d’immatriculation, qui lui aurait permis de l’identifier en faisant une fausse déclaration d’accident à sa compagnie d’assurance.
Il revint découragé à sa voiture, quand une idée germa dans son esprit. Elle se garerait probablement encore sur cet emplacement réservé aux véhicules à deux roues quand elle reviendrait la semaine suivante. Il n’aurait alors qu’à la suivre jusqu’à son domicile. Il rentra chez lui, l’espoir revenu.
Le jour du rendez-vous venu, elle arriva, ponctuelle. Il l’attendait assis à la même place, un peu tendu. Elle refusa de s’asseoir et dit :
- J’espère que tu m’as apporté ce que je t’ai demandé.
- Ton délai était trop court et je n’ai pu réunir la somme totale. J’ai seulement mille euros, je te remettrai le reste dans huit jours.
Il tira de sa poche une enveloppe qu’il lui tendit. Elle la pris sans l’ouvrir et dit :
- Ecoute, je veux bien encore patienter une semaine, mais c’est mon dernier avertissement, n’essaie pas de jouer au plus fin avec moi, tu sais ce qui t’attend ?
- Tu auras le reste la semaine prochaine, c’est promis.
- A la semaine prochaine, même heure.
Jenny tourna les talons et partit sans un au revoir. Il la laissa passer le coin de la rue, puis par un raccourci courut à sa voiture stationnée à quelques mètres de la moto dont il put lire le numéro d’immatriculation ; il le mémorisa à tout hasard, mais il n’en aurait probablement pas besoin. Jenny apparut au bout de quelques minutes ; démarra sa moto et s’engagea dans la circulation. Il s’agissait de ne pas la perdre de vue. Il démarra à son tour. Si ses prévisions étaient bonnes, elle prendrait l’autoroute A 42. C’est ce qu’elle fit, mais dans la direction opposée, vers Macon, contrairement à ses conjonctures. Cela risquait de remettre en cause son plan mais il n’avait pas d’autre alternative que de la suivre. A Macon elle bifurqua par l’A6, vers Lyon. La circulation était fluide et il n’avait aucune peine à la garder en ligne de mire, d’assez loin pour ne pas être repéré. Elle franchit le péage de Villefranche et continua vers le sud. A l’approche de Lyon il réduisit la distance qui les séparait pour ne pas être pris de court si elle s’aventurait dans la ville.
Elle sortit de l’autoroute aux Portes de Lyon et s’engagea dans un dédale de petites routes qui devaient lui être familières, où il peinait à la suivre. Son GPS lui indiqua qu’il se trouvait sur la commune de Dardilly. Elle entra enfin dans un lotissement de maisons récentes et cossues. Elle s’arrêta devant un portail, sonna, et attendit tout en se débarrassant de son casque. Une femme vint lui ouvrir, qu’elle embrassa et qu’elle suivit jusqu’à la maison. Sa moto était restée sur le trottoir, ce qui lui laissa espérer qu’elle repartirait bientôt.
Il descendit de voiture et s’aventura jusqu’au portail pour lire la plaque d’identité de l’habitante. Il lut : « M. et Mme Fernand Cluzier ». Il revint à son véhicule, prit la précaution de la tourner en direction de la sortie du lotissement, et attendit l’œil fixé sur la porte d’entrée de la villa.
Il vit bientôt les deux femmes sortant de la maison et se dirigeant vers le portail. Elles s’embrassèrent en disant quelques mots qu’il ne pouvait entendre, puis Jenny enfourcha sa moto et se dirigea vers la sortie du lotissement. Bruno mit le contact et démarra derrière la moto qui prit le chemin inverse qu’à l’aller. Elle s’engagea ensuite sur l’autoroute en direction de Lyon, franchit le tunnel sous Fourvière, traversa le Rhône et emprunta l’avenue Berthollet, remonta l’avenue Mermoz et se retrouva sur l’A43 au grand soulagement de Bruno qui conjectura qu’elle rentrait chez elle à Grenoble. Il la laissa prendre une centaine de mètres d’avance jusqu’au péage pour ne pas être remarqué. Il se rapprocha après le péage et la suivit par un dédale de rues. Elle finit par s’arrêter devant un portail qu’elle ouvrit et alla remiser sa moto devant son garage. Elle entra dans la maison et quelques instants plus tard la porte du garage s’ouvrit de l’intérieur, elle sortit pour rentrer sa moto et referma la porte de l’intérieur. Il la vit ensuite ouvrir les volets. Il s’apprêtait à partir après avoir noté l’adresse sur son GPS, quand elle franchit le portillon, un sac à provision à la main. Elle allait donc faire des courses dans le quartier, sans doute à la supérette voisine dont il apercevait le panneau publicitaire. Il hésita un moment sur la décision à prendre. Après réflexion il prit le parti de rentrer car il savait maintenant ce qu’il lui restait à faire.
Chapitre 9
Le commissaire Bourgeois, assis derrière son bureau, était perdu dans sa rêverie. Il songeait à son prochain week-end en Suisse. Juliana serait-elle au rendez-vous ? Il l’espérait sans trop y croire. Une pareille apparition ne survient pas deux fois de suite dans une vie. Comme le Grand Meaulnes, retrouverait-il son Yvonne de Galais ? Il sourit de cette comparaison ridicule. Il n’était plus, depuis longtemps hélas ! l’adolescent acnéique qu’il avait détesté, et Maria n’était pas une vierge effarouchée et romantique ! La sonnerie stridente du téléphone le ramena à la réalité.
- Allô, Bourgeois ? Ici Gragnier.
- Salut, heureux de t’entendre. Tu vas bien ?
- Je te remercie, mais je t’appelle pour t’annoncer que j’ai reçu une note adressée à toutes les gendarmeries de Rhône-Alpes, leur demandant de signaler toutes les déclarations de disparitions depuis un an, même celles qui n’avait pas fait l’objet officiellement de recherches. On vient en effet de découvrir le corps d’un inconnu dans un bois de la région de Grenoble. J’ai pensé que l’information pouvait t’intéresser car, si je me souviens bien, l’amie de madame Cluzier est grenobloise ?
- Tu vas peut-être un peu vite en besogne, non ? Si j’ai bien compris le corps n’a pas encore été identifié; de là à conclure qu’il s’agit de celui de Fernand, et que madameDesanges est impliquée, il y a un grand pas que pour ma part j’hésiterais à franchir aussi rapidement.
- En tout cas je reprends le dossier et j’ouvre une enquête. Dernière information : le corps a été déposé à l’institut médico-légal de Lyon aux fins d’identification, ce qui semble-t-il ne sera pas facile car il serait dans un état de décomposition avancée.
- Merci de m’avoir prévenu et tiens-moi au courant si tu as du nouveau.
- Je compte aussi sur toi si tu apprenais quelque chose de nouveau, conclut Granier qui raccrocha.
Cette conversation laissa le commissaire Bourgeois songeur. Quoi qu’il en ait dit, Granier n’avait peut-être pas tort de faire le lien avec la disparition de Fernand. Le lieu de la découverte du corps était un indice troublant et dirigeait les soupçons tout naturellement sur Marguerite Desanges. Mais quelles raisons avait-elle d’assassiner Fernand ? Tout ça n’avait aucun sens. Tant que le corps n’aurait pas été identifié formellement comme celui de Fernand (à supposer qu’il s’agisse de lui), mieux valait s’abstenir d’hypothèses hasardeuses. Pourtant malgré lui le doute s’était insinué dans son esprit. Mais si c’était Solane l’instigatrice ? Après tout elle avait plus de motifs que Marguerite à faire valoir. De toute façon elles ne pouvaient être que complices, car une fois Fernand éliminé elles avaient l’une et l’autre le champ libre. Mais payer cela d’un crime aussi abominable, était-ce possible, était-ce seulement pensable ? Il ne pouvait le croire. Il y avait pourtant les photographies de Marguerite qui la montraient sous un jour inquiétant et qui auraient décuplé les soupçons de Granier s’il en avait eu connaissance. Son ignorance n’était que temporaire car la première chose qu’il ferait serait de perquisitionner chez les deux femmes. Nul doute qu’il remonterait facilement jusqu’aux hommes qu’elle avait rançonnés et Dieu sait quels drames cela déclencherait, alors qu’ils devaient être tout à fait tranquillisés à présent !
Sorti de ses réflexions le commissaire décrocha son téléphone et appela l’institut médico-légal. Il demanda à parler au docteur Trubach. C’était le médecin directeur de l’institut qu’il connaissait pour avoir eu affaire avec lui à l’occasion de ses enquêtes et avec qui il avait des relations cordiales.
- Allô, Bourgeois ? Quel bon vent vous amène ? Il y a bien longtemps que je ne vous ai pas vu dans les parages. Vous allez bien ? Une affaire en cours ?
- Oui… non… c’est très compliqué à expliquer. Disons que je m’intéresse officieusement à une enquête qui n’est pas de mon ressort.
- Vous vous mêlez d’une histoire qui ne vous regarde pas, plaisanta le docteur, c’est bien de vous. Alors dites-moi tout, je suis tout ouïe et prêt à vous aider si c’est dans mes possibilités.
- Je n’en attendais pas moins de vous car je connais votre amabilité proverbiale, répliqua Bourgeois. Voilà, vous avez reçu le corps d’un inconnu qui pourrait être une de mes connaissances.
- Précisez, car des cadavres j’en reçois tous les jours et parfois il en pleut comme à Gravelotte ! et c’est le cas ces jours-ci, il y a une véritable épidémie d’accidents, de morts subites et autres joyeusetés !
- Il s’agit d’un cadavre découvert dans un bois de la région grenobloise, un homme d’une quarantaine d’années, si c’est mon homme.
- Je vois, j’en ai fait l’autopsie pas plus tard que ce matin. Il sera difficile à identifier car il n’est pas très frais le bonhomme ! Enfin j’ai quelques indices qui pourront aider.
Le commissaire se garda bien de questionner le médecin car il savait qu’il ne lui révélerait rien par téléphone et celui-ci lui saurait gré de ne pas être indiscret.
- Ca me ferait plaisir de vous rencontrer lui dit-il, demain par exemple.
- Moi aussi je serai ravi de vous revoir. Est-ce que demain matin ça vous va ? J’ai un créneau vers onze heures et une bouteille de whisky au frais !
- C’est parfait. Merci encore et à demain.
- A demain donc.
Le commissaire se présenta à l’heure convenue et fut reçu très chaleureusement par le docteur Trabuch. Il le fit entrer dans son bureau et la première chose qu’il fit fut de préparer deux verres qu’il remplit généreusement de whisky.
- A la vôtre ! C’est du bon, un Glenn Morangis de derrière les fagots, que j’ai ramené d’Ecosse l’année dernière. Vous devriez venir plus souvent, la bouteille n’est pas fille unique ! Qu’est-ce que vous pensez de ce petit goût de tourbe ? Juste ce qu’il faut, une légère touche pour flatter le palais sans l’empâter. Et votre femme elle va bien ? Toujours aussi belle, j’en suis sûr, et je suis un connaisseur en la matière, il n’y a pas que les macchabées qui m’intéressent et je ne suis pas nécrophage comme on soupçonne la plupart des légistes ! Je préfère la chair fraiche ! Pardon, je ne parlais pas de votre femme, la femme d’un ami c’est sacré ! Oh la la, que je suis maladroit ! je suis incorrigible et je sens que je m’enferre un peu plus en voulant m’excuser. Mais vous me connaissez et vous ne m’en tiendrez pas rigueur j’espère. Maudit whisky ! Il faut bien trouver un bouc émissaire, hein ?
Le docteur Granier était intarissable et Bourgeois se gardait bien de l’interrompre, trop heureux de le voir en si bonnes dispositions.
- Je sens que je vous ennuie avec mes élucubrations. Ne m’avez-vous pas dit hier que vous vous intéressiez à l’un de mes pensionnaires ?
- En effet, un de mes voisins et ancien collègue de lycée a disparu il y a près d’un an et j’ai certaines raisons de croire que se pourrait être lui qu’on a retrouvé du côté de Grenoble, tout en espérant me tromper.
- Je peux vous le montrer mais je vous déconseille vivement d’accepter ma proposition. Le cadavre est peu ragoûtant et méconnaissable. Je l’ai autopsié et je crois pouvoir dire qu’il a subi un traumatisme crânien. Pourtant je ne crois pas que ce soit la cause de sa mort. Je pense qu’il est mort asphyxié.
Le médecin se lança alors, pour étayer son hypothèse, dans un exposé technique dépassant les capacités de compréhension du commissaire qui l’écouta patiemment, feignant un intérêt soutenu.
- Asphyxie de quelle origine ? Je ne saurais le dire précisément. En tout cas pas par noyade car il n’y a pas une goutte d’eau dans ce qui lui reste de poumon, ni par strangulation dont il n’existe aucune trace. Imaginez vous-même d’autres méthodes ; vous en aurez vite fait le tour. Je parie sur le coup de l’oreiller : méthode simple, propre, non sanglante, minimum d’accessoires; technique à la portée du premier venu, ne demandant pas une force herculéenne, surtout si la victime est déjà plus ou moins estourbie comme il y a tout lieu de le penser dans le cas présent. L’enfance de l’art quoi ! Simple hypothèse bien sûr, mais qui ne manque pas de pertinence jusqu’à preuve du contraire. Quant à l’identification, elle ne sera pas facile vu l’état du corps. (L’auteur du présent récit se doit de préciser, qu’à l’époque où se passaient les événements relatés, l’analyse génétique était inconnue.) Le seul élément tangible est l’existence d’une prothèse dentaire, mais s’il faut interroger tous les dentistes de France et de Navarre, ça risque d’être long. Vous avez là le corps du délit, dit-il en montrant la prothèse déposée dans un bac en plastique, ainsi que les radios de la mâchoire de l’intéressé, qu’il disposa sur le négatoscope qu’il illumina. Voilà tout ce que je peux vous montrer de concret.
Le commissaire retenait son souffle. Il avait là devant lui un objet qui apporterait une réponse à toutes ses questions. Il trépignait d’impatience mais il lui faudrait attendre que Granier ait pris connaissance du dossier pour que la vérité éclate. Il ne serait d’ailleurs pas mécontent de le devancer ! Il se risqua à dire :
- Bien entendu vous ne pouvez pas me confier la prothèse, même pour une heure ou deux ?
- Bien entendu, répliqua le légiste et je le regrette. Strictement forbidden mon ami ! Je ne peux la confier qu’aux autorités judiciaires qui m’ont requis. Si elle tombait dans des mains étrangères, ce serait à mon insu, et pour qu’une telle mésaventure ne se produise pas, je m’en vais sur le champ la mettre en lieu sûr.
C’est alors que le médecin consulta sa montre et s’écria :
- Oh la la… j’allais oublier, j’ai un coup de fil urgent à donner. Excusez-moi un instant, je reviens dans une minute.
Le commissaire comprit tout de suite le stratagème qui consistait à le laisser seul quelques instants en présence du précieux objet. Ô ! le brave camarade qui venait à son secours mine de rien ! Il ne perdit pas de temps, sortit son portable de sa poche et photographia la prothèse sous toutes les coutures, ainsi que les radiographies. Quand le docteur Granier revint, il regardait les gravures qui ornaient les murs du bureau.
- Elles sont belles, hein ? Un cadeau de mes collègues pour mes cinquante ans. Ils ne se sont pas fichus de moi, n’est-ce pas ? Je les aime beaucoup ces gravures et je les aurais volontiers emportées chez moi. J’ai considéré que c’était plus élégant de ma part de les exposer ici.
- J’ai été très heureux de vous revoir déclara Léon, en prenant congé de Tubach. Je vais demander à Maria d’organiser un petit souper en votre honneur un de ces soirs, elle sera ravie de vous rencontrer. Au fait, ajouta-t-il, ma visite d’aujourd’hui avait un caractère strictement privé.
- C’est bien comme ça que je l’entendais, répondit Granier en souriant. Et merci encore pour l’invitation !
Sitôt de retour à son bureau Léon téléphona à Solane pour lui demander si Fernand portait une prothèse dentaire, et si c’était le cas, qui était son dentiste.
- Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? s’exclama Solane dont il perçut l’inquiétude au timbre inhabituel de sa voix. Vous avez du nouveau ?
- Peut-être, je ne sais pas encore et je ne peux rien vous dire de précis. Soyez sans crainte, je vous tiendrai au courant. Mais vous ne m’avez pas répondu.
- C’est le docteur Drumière, un stomatologue ; il lui a posé un bridge il y a deux ou trois ans de ça; il a son cabinet à Lyon. Mais pourquoi cette question ? C’est important ? Je sens que vous me cachez quelque chose. Répondez-moi ! J’ai bien le droit de savoir, non ?
- Ne vous inquiétez pas. Je veux simplement vérifier un petit détail. Vous savez dans la police on est un peu tatillon. Je vous jure que je vous tiendrai au courant si j’ai des informations nouvelles et fiables, mais ce n’est pas vraiment le cas aujourd’hui. Allez, je vous laisse, à bientôt.
Le commissaire raccrocha. Il laissait sciemment Solane dans l’incertitude, espérant secrètement que l’inquiétude croissante la ferait craquer. Jouer avec les nerfs des suspects est une technique éprouvée.
Il demanda au planton de service de lui apporter l’annuaire téléphonique. Il eut vite trouvé l’adresse et le téléphone du cabinet du Dr Drumière. Il appela et se présenta à la secrétaire et lui demanda un rendez-vous. Après quelques minutes d’attente la secrétaire lui dit que le docteur pouvait le recevoir le lendemain après son cabinet.
A suivre.
A suivre.
J’avais pour habitude, chaque dimanche ou presque, de fréquenter les bouquinistes installés sur les quais du R***, le fleuve qui traverse la ville de S*** où je réside. Ce dimanche là j’avais fait l’acquisition d’une édition en anglais de l’Evolution des Espèces dans l’intention de confronter le texte original avec une traduction en français dont certains passages me paraissaient obscurs. Bien m’en prit car en ôtant la couverture en papier kraft qui protégeait le livre j’eus la surprise de découvrir des feuillets couverts d’une écriture fine et serrée très lisible, que je lus avec le plus vif intérêt. C’est le contenu de ces feuillets que je livre ici, persuadé que le récit qui va suivre passionnera mes lecteurs autant qu’il m’a captivé moi-même. Je n’ai changé que les noms de personnes et de lieux et les protagonistes, s’ils lisent ce texte, se reconnaitront aisément sans doute, mais personne d’autre ne pourra les identifier.
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Récit d’Amanda.
Je rentrai à mon hôtel par une chaude après-midi du mois de juillet. J’étais arrivée à L*** la veille pour régler une affaire personnelle qui me tenait particulièrement à cœur et qui avait trouvé une issue favorable plus facilement que je ne l’escomptais. Sur le coup de cette heureuse conclusion je décidai de prolonger mon séjour dans cette ville d’art et d’histoire que je ne connaissais pas. Ma décision avait été d’autant plus facile à prendre que mon mari était en déplacement à l’étranger et que mes trois enfants passaient leurs vacances chez leurs grands-parents. J’envoyai une carte postale à mes enfants et une autre à mon mari dans laquelle je lui disais : « Tout est réglé au mieux. Je reste quelques jours de plus à L***. Reviens vite. Je t’aime. Amanda ».
J’avais passé la matinée à déambuler dans les ruelles de la vieille ville, entrant au hasard de mon cheminement dans une chapelle romane ou une église gothique, admirant les façades d’hôtels particuliers, de style renaissance pour la plupart, et dont les cours intérieures étaient autant de havres de paix où je m’arrêtais un moment pour me reposer. J’avais gravi les marches conduisant à la citadelle offrant un panorama unique sur la ville, et fortifiée, comme il se doit, par Vauban. Je ne pus m’empêcher de fredonner, au risque de me faire remarquer, la chanson de Léo Ferré, Merde à Vauban… Après avoir déjeuné – fort bien –dans un restaurant du centre ville que m’avait recommandé le réceptionniste de l’hôtel, j‘avais consacré l’après-midi au shopping, et moi qui ne porte à longueur d’année que de sempiternels pantalons très stricts, je me surpris à essayer et à acheter une ample robe de cotonnade zinzoline que je me promis d’étrenner dès le lendemain.
La chaleur était accablante et c’est avec plaisir que j’aperçus les tours de la cathédrale ; la perspective d’une halte reposante et rafraîchissante en comparaison de la fournaise dans laquelle je baignais, me réconforta.
J’entrai dans l’édifice, fis quelques pas sur les bas-côtés de la nef et m’installai sur le banc de bois d’une chapelle latérale dédiée à saint Michel Archange. Une peinture monumentale du seizième ou du dix-septième siècle, noircie par le temps et la fumée des cierges, le représentait selon l’iconographie habituelle, terrassant le démon avec son épée étincelante d’une main et la balance à peser les âmes de l’autre. Un Satan cornu, aux ailes noires, la face tournée vers le sol, faisait piètre figure et pour un peu j’allais le plaindre ! Puis mon regard s’attarda sur le vitrail qui projetait un rai de lumière sur le tabernacle de l’autel. On y voyait saint Nicolas en habits sacerdotaux, la crosse épiscopale à la main, ressuscitant trois petits enfants installés dans le baquet où un affreux boucher les avait égorgés. Une pensée sacrilège m’évoqua l’histoire des trois petits cochons !
Cette courte halte me revigora et je décidai de reprendre mon chemin. En approchant du porche j’aperçus une volée d’escalier, qui selon toute vraisemblance, montait au sommet d’une des deux tours de le cathédrale d’où la vue devait être impressionnante ; mais j’étais trop lasse pour entreprendre une ascension que je remis au lendemain.
Je m’éveillai très tard et il était près de midi quand je quittai l’hôtel. La chaleur était encore plus étouffante que la veille et l’ombre rare à cette heure de la journée ; aussi n’hésitai-je pas, comme je passai devant le musée archéologique aménagé dans un ancien couvent de Carmes déchaussés et dont l’épaisseur des murs laissait présager une fraicheur relative, à m’y engouffrer. J’y passai une bonne partie de l’après-midi avant de réaliser mon vœu de la veille de faire l’ascension de la tour de la cathédrale.
J’arrivai un peu essoufflée au sommet de l’escalier et me heurtai à un homme qui s’apprêtait à descendre. Il s’effaça galamment devant moi pour me laisser la voie libre et je ne lui prêtai guère attention. Je débouchai sur une vaste plateforme entourée de toutes parts par une muraille d’environ deux mètres de hauteur, sans aucune ouverture sur l’extérieur. Adieu donc le panorama espéré ! Dépitée, il ne me restait plus qu’à redescendre, quand l’homme s’approcha de moi et me dit :
- J’ai lu votre déception sur votre visage, permettez-moi de vous venir en aide.
Il me proposa de me faire la courte échelle et je ne m’étonnai pas le moindre du monde d’une proposition aussi insolite venant d’un inconnu rencontré à peine une minute plus tôt ; j’acceptai étourdiment son invite. Je me retrouvai l’instant d’après juchée sur ses épaules ! La ville, dont je reconnus les édifices les plus remarquables, étalait à mes pieds ses toits de tuiles ocre. Au loin, la rivière alanguie déroulait ses méandres. Ses eaux miroitaient sous le soleil et je distinguai à peine les embarcations qui la sillonnaient. L’horizon était fermé par des collines boisées. Je ne me lassai pas d’admirer ce paysage, sans me soucier de l’homme qui me soutenait, comme si j’avais oublié son existence même.
Soudain, une émotion violente me saisit ; mon sang se glaça dans mes veines et j’eus l’impression que mon cœur allait cesser de battre. J’entendais comme venant de très loin la voix de l’homme dont je ne comprenais pas les paroles.
(Ce malaise aussi brusque demande une explication. En effet, j’étais venue à L*** pour la journée, ne pensant pas y rester plus longtemps et je n’avais emporté aucun bagage. Aussi le matin avais-je lavé mes sous-vêtements, mais au moment de les remettre ils n’étaient pas tout à fait secs. « Tant pis, me dis-je, je m’en passerai » et l’idée d’aller nue sous ma robe m’amusa et me procura même une certaine excitation. « Quand je raconterai ce détail à Lucien, mon mari, il en sourira et sera tout émoustillé ! »).
Je venais donc, en un éclair, de prendre conscience que je ne portais pour tout vêtement qu’une robe légère et que j’offrais à un inconnu un spectacle dont l’indécence le disputait à l’impudicité la plus débridée. Maudite soit mon irréflexion coupable qui me mettait dans une situation aussi scabreuse !
Mon premier mouvement fut de descendre immédiatement de mon perchoir, mais c’eût été l’aveu public de mon indignité et il me serait impossible de soutenir le regard de l’homme sans mourir de honte. Non, il fallait que je donnasse le change en reprenant pied tout naturellement, de telle façon qu’il croie que je n’avais pas eu conscience de la position indécente dans laquelle mon inconséquence m’avait entrainée. Au moins les apparences seraient sauves et mon honneur intact. Je m’accordai quelques instants pour retrouver mon calme. C’est alors, qu’à ma courte honte, je fus envahie par un sentiment de volupté inattendu, jamais éprouvé jusque là. Je dus me rendre à l’évidence, j’étais en proie au plaisir, inédit pour moi, de l ‘exhibition ! Quelle révélation ! J’eus cependant un sursaut de sagesse et d’emprise sur moi-même et je priai mon inconnu de m’aider à mettre pied à terre. Durant cette périlleuse manœuvre force me fut de constater le signe pathognomonique de l’éréthisme violent dont il était la victime consentante et ravie ! A l’instant, où malgré moi ; je frôlai le corps du délit, sa respiration devint haletante, ses yeux se révulsèrent et un râle étouffé sortit de ses lèvres. Cette scène accrût mon excitation et je faillis défaillir dans ses bras. Heureusement, je me repris rapidement et feignis de m’inquiéter de son état de santé.
- Vous vous sentez mal ? Voulez-vous que j’appelle du secours ?
- Non, non, ce n’est rien, me répondit-il en rougissant, la fatigue, la chaleur sans doute.
- Allongez-vous un instant, repris-je, poursuivant ma petite comédie de l’inquiétude feinte.
- Je vous assure, je vais très bien maintenant, n’ayez aucune inquiétude.
Je le pressai néanmoins de descendre pour se reposer un instant. Je le précédai dans l’escalier, multipliant à plaisir les marques de prévenance. Nous nous retrouvâmes peu après à la terrasse d’une brasserie à l’ombre de la cathédrale. J’exultai car j’avais retourné la situation en ma faveur ! Les projecteurs avaient déplacé leurs faisceaux et se focalisaient sur lui !
Je mis à profit le silence qui s’établit pour examiner mon interlocuteur à loisir ? C’était un jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans tout au plus, de taille moyenne, aux cheveux noirs légèrement ondulés, aux yeux bruns bordés de long cils noirs, aux sourcils denses se rejoignant en taroupe au-dessus du nez long et mince. Ses lèvres étaient bien dessinées et charnues, surlignées d’une fine moustache noire. L’ensemble de sa physionomie inspirait la sympathie. Il était vêtu simplement d’un vieux jean délavé, d’un polo blanc et portait des baskets soigneusement lacées. Je rompis le silence la première en le questionnant sur ses activités. J’appris qu’il se prénommait Laurent, qu’il était étudiant en lettres classiques et qu’il se destinait à une carrière de critique d’art dans un magazine littéraire, du moins tel était son vœu le plus cher. Il consacrait ses vacances à recueillir des matériaux pour une future thèse qui lui prendrait encore plusieurs années de travail. Il logeait chez ses grands-parents en proche banlieue. Il m’interrogea à son tour mais je ne lui fis que de vagues réponses. Il n’insista pas et je lui sus gré de sa discrétion. Je ne pus lui cacher que j’étais mariée car je le surpris à fixer mon alliance que je m’efforçai maladroitement de dissimuler. Il connaissait sa ville parfaitement pour y passer ses vacances depuis son enfance et par sa passion de l’histoire locale et il me proposa d’être mon cicérone pour me faire découvrir ses trésors cachés .Je ne répondis rien et je crois qu’il interpréta mon silence comme un acquiescement tacite. Je manifestai alors mon intention de rentrer à mon hôtel.
- Où êtes-vous descendue me demanda-t-il.
- Au Lys d’Argent
- Mais c’est tout près d’ici, je vous raccompagne !
Je ne sus lui refuser cette faveur qui, faut-il l’avouer ? me coûta peu… Aussi peu que je fus contrariée par la longueur du trajet qu’il se plût à prolonger en m’entrainant dans des ruelles adjacentes à la découverte de lieux insolites, de vieilles maisons aux façades pittoresques, de fontaines inattendues cachées au fond des cours que recélaient des immeubles qu’on n’aurait pas soupçonné d’abriter pareils trésors. Une fois il s’arrêta devant une maison à l’allure des plus banales. C’est là, me dit-il, qu’une femme séquestra son mari dans la cave, attaché à une chaine scellée dans le mur, durant près de dix ans. Elle ne le visitait que pour lui apporter de l’eau et des rogatons que les chiens auraient dédaignés et il ne dut sa survie qu’à sa forte constitution. Démasquée enfin, elle fut arrêtée, jugée et condamnée à vingt ans d’emprisonnement. Pendant toute la durée de sa détention son mari ne manqua pas une seule fois de lui rendre visite les jours autorisés par l’administration pénitentiaire, lui apportant nourriture et menus objets permis par le règlement. Il ne manifesta jamais le moindre ressentiment. Il témoigna même en sa faveur pendant son procès, plaidant l’irresponsabilité de sa femme et demandant l’indulgence du jury. Elle fut libérée conditionnellement au bout de quinze ans et accomplit ponctuellement toutes les obligations prescrites par la justice. Mais au bout de quelques semaines elle ne se présenta pas à une convocation. On la fit rechercher et au cours d’une perquisition à son domicile on la découvrit bâillonnée, suspendue par un bras à la voute de la cave où elle avait séquestré son époux. L’autopsie montra qu’elle avait agonisé plusieurs jours dans cette position. On ne retrouva jamais trace de son mari malgré d’actives recherches. Cette vengeance atroce si froidement ourdie me fit frissonner d’horreur; Laurent s’en aperçut et tenta de d’atténuer les effets de son histoire en m’assurant que ce ne devait être qu’une légende basée sur des faits réels largement exagérés par la rumeur publique. Je ne le crus qu’à moitié et maintenant encore, qu’en je repense à ce récit, je ressens la même émotion horrible. Le restant du trajet Laurent s’efforça de me divertir en me racontant des historiettes plus drolatiques.
Nous arrivâmes enfin en vue de l’hôtel. Je fus saisi alors d’une impulsion irrésistible qui m’étonne encore aujourd’hui. Je déposai un baiser sur ses lèvres, mis deux doigts sur sa bouche comme pour le faire taire et m’enfuis en courant, m’engouffrant dans l’hôtel sans détourner la tête. Je me jetai sur mon lit tout habillée et sombrai bientôt dans un sommeil lourd, peuplé de rêves d’escaliers sans fin tournoyant dans le vide. Je fis aussi ce rêve étrange : au sommet d’une tour se tenait une religieuse en habit noir. Elle sortait un sein immaculé de son corsages, que des femmes en vêtements de deuil tétaient avidement. Elles repartaient la bouche dégoulinante de lait en la traitant de sainte et en marmonnant d’inaudibles prières. La robe de la religieuse était constellée de taches blanches. Je dus m’éloigner pour ne pas être éclaboussée par des gouttes de lait.
Je m’éveillai très tôt, fis une toilette sommaire, réglai ma note à la réception et me dirigeai vers la gare toute proche où je pris le premier train en partance pour P***.
Je ne revins jamais plus à L***.
Fin du récit d’Amanda.
………………………………………………………………………………...
Après la lecture de ces feuillets je les replaçai dans leur cachette. Les jours suivants la pensée de ce récit ne me quitta pas. J’imaginai ainsi la rédactrice : une jeune femme d’une trentaine d’années, grande et élancée et d’une élégance raffinée, aux cheveux bruns coupés court. Je l’imaginai aussi cultivée et d’un commerce agréable sans pédantisme. C’était pure fantasmagorie de ma part car je ne connaissais d’elle que son prénom ! Seule la confrontation de mon image avec son modèle pouvait m’éclairer. Il fallait donc que je la retrouvasse ! Mais comment ? Pour me lancer dans une recherche incertaine avec quelque chance de succès, la première condition était que le document en ma possession ne fût pas trop ancien. Or, je n’avais aucune indication sur sa date de rédaction. Une visite au bouquiniste qui m’avait vendu le livre s’imposait, d’autant qu’il pouvait en connaître l’origine, ce qui simplifierait encore mon enquête. Hélas ! mes espoirs furent vite déçus car le livre provenait d’un fonds racheté à un collègue parti en retraite et décédé depuis.
Au retour j’eus une idée qui raviva mes espoirs : le nom de l’éditeur et la date d’impression sont généralement mentionnés en tête ou en fin de volume. Je me précipitai vers ma bibliothèque, me saisis du livre de Darwin et, au bas de la page du titre, je lus : “Oxford University Editions – 19**“. Le livre avait donc été imprimé il y a douze ans seulement. A supposer que l’ouvrage ait été acheté au moment de sa parution, il était peu vraisemblable qu’il se soit retrouvé avant plusieurs mois, voire plusieurs années, chez un bouquiniste. Je n’exclus pas, bien entendu, que les feuillets aient été écrits bien auparavant, mais je pariai pour la première hypothèse, la plus probable. Dans ce cas j’avais peut-être une chance réelle que mon enquête aboutît. La seule piste à ma disposition était celle de l’hôtel du Lys d’Argent à L*** où j’espérai retrouver un membre de personnel qui se souvînt encore de mon inconnue. Je devais prendre des vacances le mois suivant ; eh bien je les passerai à L*** et si par malheur mes recherches échouaient j’aurais au moins passé un séjour agréable dans une ville que j’affectionnais. Je réservai sur le champ une chambre au Lys d’Argent.
Un mois plus tard j’arrivai à L***. Je fis le touriste dans la journée, revoyant avec plaisir les lieux que j’avais fréquentés autrefois. J’avais en effet habité à L*** pendant plus de trois ans il y a fort longtemps. Le soir, après le diner, je pris pour habitude de m’installer au salon, tout près de la réception, et je liai conversation avec le réceptionniste dont j’avais appris qu’il était employé à l’hôtel depuis plus de quinze ans. Je fus vite au fait de son intérêt passionné pour le football et pour l’équipe locale dont il était un ardent supporter et je ne manquai jamais d’orienter la conversation sur son sujet préféré. Il devenait intarissable, ce qui m’arrangeai bien car j’étais un béotien en matière de sport, et de football en particulier. J‘acquis ainsi sa confiance et un soir j’évoquai le souvenir de ma belle inconnue. Je fis d’elle une description aussi vague que possible, insistant surtout sur le fait qu’elle avait quitté brusquement l’hôtel au petit matin.
- Vous savez, me dit-il, les gens qui s’en vont précipitamment, parfois même en oubliant de payer leur note, c’est chose courante.
- Essayez de vous rappeler ; parmi les personnes que vous avez connues il y en a peut-être une qui vous a laissé un souvenir plus marquant en raison de son comportement ou d’un détail inhabituels qui vous ont surpris.
- Attendez… je me souviens d’une femme, plutôt bien de sa personne ma foi. Si je me la rappelle c’est que le jour de son départ un jeune homme est venu me voir pour me demander son nom et son adresse.
- Et vous le lui avez donnés ?
- Bien sûr que non ! on a sa déontologie comme disent les érudits ! Dans un établissement comme le nôtre il faut savoir tenir sa langue et faire preuve de la plus grande discrétion. On en voit des choses, des vertes et des pas mûres ! Mais motus et bouche cousue !
- Donc il est reparti Gros-Jean comme devant ?
- Dame oui ! Même qu’il m’a mis sous le nez un gros billet que j’ai repoussé comme vous pouvez le croire. C’est pas le genre de la maison ! Quand il a vu qu’il n’y avait rien à tirer de moi il a sorti une carte de visite et il m’a dit “si jamais vous changiez d’avis n’hésitez pas à me rappeler à ce numéro“. Vous pensez bien que ne l’ai jamais rappelé.
- Et vous avez gardé sa carte de visite ?
- Je l’ai mise dans un tiroir et si personne ne l’a ôtée elle doit y être encore.
- Vous pouvez la rechercher ?
- Si ça vous fait plaisir…
Il se dirigea vers un tiroir qu’il ouvrit. Il était rempli d’objets hétéroclites. Après avoir farfouillé un moment il revint triomphant avec une carte qu’il me tendit.
Vous pouvez la garder si ça vous chante !
Je le remerciai. Au premier coup d‘œil sur le bristol je sus qu’il s’agissait bien de Laurent. L’adresse était située à N***, probablement celle de ses parents puisqu’à l’époque il était étudiant à L*** et logeait chez ses grands-parents. Il y avait deux numéros de téléphone, dont un portable, mais je n’avais pas l’intention de téléphoner. Je décidai de me rendre à N*** dès que je pourrais me libérer de mes obligations professionnelles.
Un mois plus tard je sonnai au portail d’un pavillon d’une zone résidentielle de N***. Une femme d’une soixantaine d’années apparue sur le seuil de la porte d’entrée et vint à ma rencontre. Je lui demandai si Monsieur Laurent T*** habitait bien ici.
- C’est mon fils, me répondit-elle, il y a bien longtemps qu’il n’est plus ici.
- Vous pouvez me donner sa nouvelle adresse, repris-je ?
- Oui, bien sûr, mais entrez donc
Elle m’ouvrit le portillon et me précéda en se dirigeant vers la maison par une allée dallée qui traversait un jardinet bien entretenu. Elle me fit pénétrer dans le hall de la maison et me dit :
- Attendez un moment, je vais vous chercher son adresse. Il habite pas très loin d’ici.
Elle sortit un bloc-notes d’un tiroir de la commode de l’entrée et écrivit l’adresse qu’elle me tendit.
Je la remerciai et lui demandait à quel moment je pourrai trouver son fils sans le déranger.
- Après son travail. Il est généralement chez lui vers dix-neuf heures au plus tard.
- Il vit seul ?
Cette question n’était pas anodine car je me voyais mal évoquer sa rencontre avec Amanda devant sa compagne…
- Oui, il est divorcé depuis trois ans et autant que je sache il n’a retrouvé personne. Il doit bien avoir une petite amie par-ci par-là, c’est de son âge ! Mais de là à vivre avec quelqu’un, il n’y pense pas pour le moment. Enfin, il ne me dit pas tout…
- Il a des enfants ?
- Non, heureusement, ça simplifie les choses. J’aimerais bien pourtant qu’il n’attende pas trop pour me faire des petits-enfants…
Elle parlait à la première personne et j’en déduisis qu’elle était sans doute veuve.
Je pris congé et revins à mon hôtel en attendant de rendre visite à Laurent.
Je me présentai à dix-neuf heures trente à la porte de son appartement, au troisième étage d’un petit immeuble d’une rue tranquille. Il m’ouvrit sans montrer de surprise ; sa mère l’avait sûrement prévenu de ma visite. Il m’introduisit dans un salon meublé avec goût et me fit asseoir dans un grand canapé de cuir blanc. Il s’assit dans un fauteuil en face de moi, attendant que je lui dise l’objet de ma visite. J’étais un peu embarrassé et ne savais trop par où commencer. Je me lançai enfin.
- Voilà, je recherche une femme que vous avez connue il y a une dizaine d’années et dont je ne connais ni le nom, ni l’adresse.
Il me regarda fixement et paru à la fois intéressé et surpris. Mais il ne dit rien et me laissa continuer.
- Tout ce que je sais, c’est que votre rencontre a eu lieu à L*** et qu’elle se prénommait Amanda.
Il devint pâle et j’eus l’impression qu’il était abasourdi par la nouvelle inopinée que je venais de lui asséner. Il balbutia quelques mots en se tordant les mains, puis peu à peu se reprit.
- D’où tenez-vous cela, finit-il par articuler ?
- Je ne peux vous le dire car je commettrais une indiscrétion.
- A l’égard de qui ?
- D’Amanda.
-Tout cela ne tient pas debout, reprit-il avec véhémence; vous recherchez une femme que vous prétendez ne pas connaitre, dont vous ignorez jusqu’à son nom. Pour quelles raisons la recherchez-vous ? Et comment avez-vous su mon nom ? Comment avez-vous appris cette rencontre ? Comment êtes-vous entré dans l’intimité de deux personnes ? De quel droit venez-vous m’interroger sur une histoire qui ne vous regarde pas ? Qui vous envoie ? Vous êtes un détective privé ou un policier ?
- Je comprends votre colère et vos interrogations. Je ne suis ni policier, ni détective ; je ne suis pas votre ennemi et je ne veux pas vous nuire. Je peux vous révéler comment j’ai su votre nom et votre adresse mais je ne peux rien vous dire des circonstances qui ont permis que je sois au courant de votre rencontre avec cette femme, car je trahirais un secret que je partage sans l’avoir voulu. Et si je retrouvais Amanda vous la retrouveriez aussi car je sais que vous n’en savez guère plus que moi sur son compte. Peut-être que les bribes que nous possèdons l’un et l’autre se complèteront et nous permettront d’avancer.
- Pardonnez-moi mon emportement de tout à l’heure, mais j’étais sous le coup de l’émotion. Vous avez réveillé de vieux souvenirs, heureux sans doute. Ma rencontre avec Amanda a été si brève et s’est terminée si soudainement… et son inachèvement même me laisse un sentiment d’incomplétude et de malaise. Je ne sais comment vous avez connu mon histoire, ni dans quelle mesure vous êtes au courant de ses tenants et aboutissants, mais comme vous en savez semble-t-il beaucoup, je vais vous donner une preuve de la confiance que je vous accorde en vous racontant ma version. Mais je respecte votre discrétion.
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Récit de Laurent.
J’étais alors étudiant à L*** où mes grands-parents m’hébergeaient. J’avais mis à profit les grandes vacances pour colliger des informations utiles à ma thèse. Mon grand-père était un ami du chanoine de la cathédrale et celui-ci m’avait ouvert les portes de la bibliothèque de ce sanctuaire qui contenait des manuscrits très anciens concernant l’histoire de l’édifice et de la ville. J’arrivais vers dix heures et en repartais en fin d’après-midi. Je faisais une pause dans l’après-midi pour me dégourdir les jambes en me promenant dans la cathédrale et chaque fois je faisais des découvertes nouvelles sur le monument. Ce jour là j’eus envie de monter dans une tour, non pas pour admirer le paysage, car je savais que la vue était bouchée, mais pour faire un peu d’exercice physique.
Au moment de redescendre je buttai sur une jeune femme que je ne pus m’empêcher de regarder et de détailler le plus discrètement possible : elle était grande et svelte, avait une démarche élégante. Je la revois encore dans sa robe violette faisant le tour de la plateforme, la tête en l’air à la recherche d’une ouverture. Elle avait une longue chevelure noire virevoltant à chaque mouvement de tête. Son regard était caché par des lunettes de soleil mais j’imaginais de grands yeux noirs assortis à ses cheveux. Elle paraissait fort dépitée de n’avoir pour toute vue une muraille grise et se dirigea vers la sortie. Je suis d’une nature réservée et timide ; pourtant je m’élançai vers elle et lui proposai de lui faire la courte échelle pour qu’elle accède au paysage qu’elle était venue contempler. Elle accepta sans se faire prier et à ma grande surprise elle monta carrément sur mes épaules ! Je levai la tête, et là, je vis le panorama que vous pouvez deviner… Ce fut comme un éblouissement ! J’étais littéralement fasciné par ce que je voyais et je dus résister à la tentation de tendre la main vers ce paysage enchanteur qui s’offrait à moi sans vergogne. Je ne pouvais croire qu’elle avait conscience de la vision paradisiaque dont elle me régalait, parce que tout s’était déroulé si naturellement, sans préméditation aucune de part et d’autre. Je vous laisse imaginer l’état, disons de tension… dans lequel je me trouvais. J’aurais, tel un nouvel Esaü, donné ma part de paradis pour que l’instant présent se mute en éternité. Hélas ! elle me fit retomber sur terre en me demandant bientôt, trop tôt… de l’aider à redescendre. Le frôlement, la chaleur de son corps, les fragrances qu’elle dégageait, tout contribua à m’enivrer et à m’enflammer un peu plus et, dans un bouquet final, j’explosai ! L’ingénue, elle, crut que je faisais un malaise ! et chercha à me venir en aide.
(En écoutant Laurent je souris intérieurement de sa naïveté… mais je me gardai de le détromper ! Comme j’avais eu raison de lui cacher mes sources !)
Elle insista pour que je descendisse me reposer et nous nous retrouvâmes à la terrasse d’une brasserie près de la cathédrale. Un long silence s’établit qui me permit de mieux l’examiner. Elle avait enlevé ses lunettes et je pus voir ses yeux, qui n’étaient pas noirs, mais pers, presque verts. Elle rompit le silence la première et m’interrogea comme on interroge un collégien. Mais je ne m’en offusquai pas car je me sentais très intimidé malgré mon numéro de bravoure de la tour et je répondis franchement à toutes ses questions. Elle fut beaucoup plus discrète quand je m’aventurai à mon tour à la questionner ; elle ne me donna que son prénom, Amanda. C’est tout ce que je sais d’elle et le fait qu’elle était mariée, ce qu’elle n’avait pu me cacher car j’avais remarqué son alliance.
Vous voyez je ne peux guère vous aider dans vos recherches.
Puis il continua :
Au bout d’un moment elle manifesta son intention de rentrer à son hôtel et je lui proposai de la raccompagner, ce qu’elle accepta. J’avais trouvé trop courts les instants que nous avions partagés. Aussi m’ingéniai-je à faire durer le trajet en prenant des chemins détournés sous le prétexte de lui montrer des curiosités locales. Elle se prêta volontiers à ce jeu. J’accompagnai le parcours d’anecdotes historiques qu’elle écoutait attentivement. Je l’attristai une fois en lui contant l’histoire terrible de la vengeance d’un mari maltraité par sa femme. Je pus voir à quel point elle était sensible et je tentai d’atténuer les effets de ma malencontreuse diatribe.
Nous arrivâmes enfin devant l’hôtel et j’espérai obtenir un rendez-vous pour le lendemain en lui proposant d’être son guide. Mais un événement inattendu, dont je garde le souvenir impérissable, se produisit soudain. Avant que j’aie pu prononcer une parole, elle m’embrassa sur les lèvres, me mit deux doigts sur la bouche et s’enfuit précipitamment dans l’hôtel sans un seul regard. Elle disparu ainsi à mes yeux et je l’ai jamais revue.
Le lendemain, à la première heure je me postai devant l’hôtel, espérant sa sortie ; mais les heures s’écoulèrent sans qu’elle apparaisse et je perdis bientôt tout espoir de la revoir. L’après-midi j’allai voir le réceptionniste pour lui demander de me renseigner, mais malgré un généreux pourboire, il resta inflexible. Je lui laissai ma carte de visite sans grande conviction. C’est sans doute par lui que vous avez eu mon adresse ?
- Oui, dis je, en lui montrant sa carte.
Je revins à ma faction plusieurs jours de suite et je finis par comprendre l’inanité de mon comportement.
Fin du récit de Laurent.
Nous restâmes silencieux quelques minutes. Je ne voulais pas distraire Laurent plongé dans ses souvenirs. Une larme perla dans ses yeux qu’il essuya furtivement et à ce moment je compris que je devrais lui faire parvenir les feuillets en ma possession. C’était la seule façon pour que son histoire trouve son achèvement et lui permette d’y mettre un point final.
Il me sourit enfin et me dit :
- Vous devez me trouver bien fleur bleue.
- Non, répondis-je, il vous manque seulement une conclusion à votre rencontre, que je vous fournirai bientôt, à défaut de vous donner des renseignements sur Amanda car je dois me rendre à l’évidence, mes recherches se sont arrêtées aujourd’hui.
- Mais avant de nous séparer je vous invite à diner.
- J’accepte votre offre avec plaisir.
- Vous m’en voyez ravi, mais je vous laisse le choix des armes et votre restaurant sera le mien.
- Eh bien, direction le Fin Gourmet !
Nous nous séparâmes à la fin du repas et je rentrai chez moi le lendemain matin.
Quelques jours plus tard, au retour du travail, je m’assis à mon bureau et lus pour la dernière fois mes précieux feuillets, puis je les glissai dans une enveloppe que je timbrai et allai poster ma lettre dans une boite au coin de ma rue.
Trois jours après, je reçus le mot suivant :
“Cher Monsieur et ami, merci, merci infiniment. Vous m’avez offert le plus beau cadeau dont je puisse rêver. Ma reconnaissance et ma gratitude vous sont acquises à jamais. Vous aviez raison, il fallait une conclusion à ma rencontre avec Amanda et c’est la plus belle qui soit, car maintenant je sais que cette rencontre a un sens et qu’elle a été partagée. Je souhaite à beaucoup de connaître pareille aventure, aussi brève qu’elle ait pu être. C’était une vraie rencontre amoureuse dont le souvenir m’accompagnera jusqu’à la fin de mes jours. C’est à vous que je dois cette joie et je ne saurais jamais vous remercier assez. Votre dévoué. Laurent.“
Je fermai les yeux et je vis un ange déployant ses ailes blanches qui s’éleva dans le ciel et qui disparut dans les nuées.