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17 mai 2012 4 17 /05 /mai /2012 17:13

 

 

 

Eveillée depuis plus d’une heure, Pauline, allongée dans son lit, était pensive, le regard fixant le plafond de sa chambre strié par la lumière qui filtrait des stores Elle songeait à Maurice, son mari. Elle en était sûre, il avait une liaison. Depuis quelques semaines en effet son comportement avait changé. Il était absent, lointain, absorbé dans ses pensées et la fuyant au point qu’ils n’avaient plus aucuns rapports conjugaux. Quand elle le questionnait il se renfermait encore plus ou devenait agressif, demandant qu’elle lui fiche la paix. C’était la seule hypothèse qu’elle imaginait en guise d’explication de son changement d’attitude.
- Depuis quelque temps tu n’es plus le même, tu es complètement indifférent, tu ne me regardes même plus, j’ai l’impression d’être transparente comme une ombre. Qu’est-ce que je t’ai fait ? Qu’as-tu à me reprocher ? Si au moins je savais ce qu’il en est on pourrait s’expliquer. Je suis prête à me justifier ou à reconnaître mes torts et à me corriger. Mais tu me laisses dans l’incertitude et dans l’incapacité d’agir. Ou bien alors, tu as des ennuis au travail ?
- Oui, c’est ça, mais ça ne te concerne pas, fit-il sur un ton excédé.
- Dis-moi ce qui se passe, je peux t’aider. Comprends, ce silence devient intolérable pour moi et nous ne pouvons continuer ainsi. Tu ne m’as pas touchée depuis je ne sais combien de jours. On croirait que je suis une pestiférée.
Elle éclata en sanglots et sortit de la pièce.
Elle s’en voulut de ce moment de faiblesse et dans son lit elle réfléchissait à ce qu’elle devrait faire. Elle fut tirée de ses pensées par le tintement de la sonnette de l’entrée. Elle enfila sa robe de chambre et alla ouvrir en s’interrogeant sur ce visiteur inattendu. Elle se trouva en présence d’une amie de la faculté qu’elle rencontrait de temps à autre. Celle-ci lui dit :
- Excuse-moi de venir sans prévenir. J’avais affaire dans le quartier et j’en ai profité pour passer te voir, mais si je te dérange, dis-le moi tout de suite, je reviendrai une autre fois.
- Non, non, entre. J’allais prendre mon petit-déjeuner, partage-le avec moi, ta visite me fait très plaisir.
Elle l’introduisit dans la cuisine, alluma la machine à café, sortit un pot de confiture, des biscottes et une plaquette de beurre, tout en invitant son amie à s’asseoir. Malgré ses efforts Pauline restait préoccupée et son amie s’en aperçut.
- Qu’est-ce qui ne va pas ? Je ne te sens pas présente, tu as des soucis ?
- Oui, on peut dire ça, c’est au sujet de Maurice, je crois qu’il me trompe.
Pauline était soulagée de s’épancher auprès de quelqu’un. Jusqu’à présent elle n’avait fait  part de ses inquiétudes à personne.
- Je croyais que vous filiez le parfait amour, mais plaie d’amour n’est pas mortelle, ce n’est sans doute qu’une passade.
- Si c’était le cas je ne l’aurais probablement pas su ou je ne m’en serais pas formalisée, mais il ne s’agit pas de ça, il a une liaison qui dure depuis plusieurs semaines.
- Tu en es sûre ? Et tu connais l’heureuse élue, si je peux m’exprimer ainsi ?
- Je n’en ai pas la preuve formelle, mais étant donné son emploi du temps, je ne vois pas qui d’autre que sa secrétaire. Il part de la maison à sept heures et demie pour être à son bureau à huit heures, il revient déjeuner à la maison et repart à treize heures trente ; le soir il sort du bureau à sept heures et demie et à huit heures il est à la maison; nous passons tous les week-ends et les vacances ensemble. Alors, à part elle ?
- Qu’est-ce qui te prouve qu’il quitte le bureau à sept heures ? Je suppose que sa secrétaire finit plus tôt et rien ne l’empêche de partir ensuite. A moins, pour accréditer ta thèse,  qu’il ne l’accompagne chez elle !
- Oui, c’est une possibilité, concéda Pauline.
- Qu’est-ce que tu comptes faire ?
- Je ne sais pas encore. En tout cas je ne jouerais pas les femmes jalouses !
Son amie partie, Pauline réfléchit à ce qu’elle lui avait dit. Elle décida d’en avoir le cœur net. Elle estima que la secrétaire de son mari devait quitter son travail vers quatre heures et demie, cinq heures. Le jour même, à quatre heures, elle se posta non loin du cabinet de son mari et attendit. A cinq heures, elle les vit sortir tous les deux. Ils firent une centaine de mètres et tournèrent dans une rue à gauche. Elle courut jusqu’au coin de la rue pour ne pas les perdre de vue. Ils étaient à une vingtaine de mètres; elle les laissa prendre un peu d’avance et les vit s’arrêter bientôt devant la porte cochère d’un immeuble haussmannien où ils entrèrent. Arrivée devant la porte de l’immeuble Pauline hésita un moment avant finalement de la pousser à son tour. Elle entra dans un hall imposant conduisant à une cour intérieure. Sur le côté gauche était une triple rangée de boites à lettres qu’elle scruta méthodiquement; sur une boite de la seconde rangée elle lut :
 
                             Henriette Dutour
                                 5ème étage
 
Au fond du hall la porte qui menait à l’escalier et à l’ascenseur était verrouillée, seuls les possesseurs d’un code pouvaient accéder librement aux étages. Sinon il fallait sonner et s’annoncer ; c’est ce qu’elle fit en appuyant sur le bouton de l’appartement d’Henriette.
- Oui ? C’est de la part de qui ? demanda celle-ci.
- C’est moi Pauline, Pauline Frontin ; excusez-moi de vous déranger, mais ce sera bref. Je viens de passer au bureau où j’ai trouvé porte close; j’ai pensé que vous sauriez peut-être où je pourrais trouver mon mari.
Il y eut un bref silence qui marquait la surprise et l’embarras d’Henriette. Pauline jubilait. Elle eut enfin une réponse :
- Je suis désolée mais je ne peux rien vous dire de précis. Il arrive à M. Frontin de rendre visite à un client ou d’aller poster une lettre urgente.
- Je vous remercie et m’excuse encore de vous avoir importuner. Au revoir Henriette, à demain peut-être…
En revenant dans le salon Henriette dit à Maurice :
- Pour une surprise, c’est une surprise, et une bien mauvaise surprise ! Devine qui vient de sonner ?
- Comment veux-tu que je le sache …
- C’était ta femme, oui, ta femme ! Je suis sûre qu’elle sait tout ! Elle nous a suivis !
- Mais non, c’est impossible, elle ne se doute de rien, sinon il y a longtemps qu’elle m’aurait demandé des comptes et fait des scènes à n’en plus finir. Elle n’est pas femme à se laisser faire ou à rester passive. Je crois qu’elle t’a dit la vérité. Quel ton avait-elle ?
- Normal, sans agressivité, plutôt amical même.
- Tu vois ! Si elle nous avait pistés elle aurait cherché à monter et t’aurait dit pourquoi elle était là.
Il marqua une pause, puis ajouta :
- La seule chose qui ne colle pas c’est qu’elle sache ton adresse… Je ne me rappelle pas le lui en avoir jamais parlé.
- Tu vois bien que j’ai raison, elle nous a suivis ! Quoi qu’il en soit tu devrais retourner au bureau en passant par la poste; elle t’attend peut-être là-bas.
- Et si elle était encore devant l’immeuble ?
- Passe par l’escalier de service, il donne dans une autre rue.
Pauline, quant à elle, était revenue directement à la maison pour accueillir Maurice à son retour. Son incursion inattendue allait sûrement refroidir ses ardeurs amoureuses !
Comme à l’accoutumée il arriva vers huit heures, appréhendant la réaction de sa femme. A son grand étonnement celle-ci le reçut chaleureusement.
- Je suis contente que tu sois de retour. Je t’ai manqué au bureau et je suis allée chez Henriette pensant qu’elle saurait me dire où tu étais. J’espère ne l’avoir pas trop importunée, en tout cas elle a été très aimable et m’a répondu très gentiment. Elle m’a dit que tu étais peut-être chez un client ou à la poste. Il faudra que je m’excuse auprès d’elle, je crois que j’ai été un peu sotte mais j’avais tellement hâte de te voir ! Tu es là, tout va bien, je t’aime !
- Tu m’as raté de peu, j’étais en effet allé poster une lettre et je suis revenu ensuite au bureau. Je suis désolé de t’avoir manquée, tu aurais dû me prévenir.
- Tu travailles trop mon chéri, tu fais des journées trop longues, tu devrais terminer plus tôt le soir et te reposer plus sur ta secrétaire qui me semble très compétente et dévouée. Mais après tout je me mêle de ce qui ne me regarde pas, tu es seul juge et c’est toi qui dois avoir raison. Va vite prendre ta douche pendant que je mets une dernière main au repas. Tu vas de régaler, je t’ai préparé un civet de lapin dont tu me diras des nouvelles, que j’ai juste à réchauffer.
- Au fait, tu connaissais l’adresse d’Henriette ? se risqua Maurice, turlupiné au plus au point par sa visite surprise au domicile de sa maitresse.
- Tu ne te souviens pas ? Avant d’embaucher Henriette tu m’avais demandé mon avis et montré son CV. J’avais remarqué qu’elle habitait pas très loin de ton bureau et je t’ai fait la réflexion que ce serait un avantage autant pour toi que pour elle. Je ne me souvenais plus très bien du numéro, il me semblait que c’était le 63 ou le 65. Tu vois je n’ai pas eu de mal à trouver l’adresse !
Quand Maurice revint de la salle de bain il était détendu et rassuré. Pauline ne savait rien, dieu merci ! Aussi accepta-t-il sans réticence l’invite de Pauline qui, dans le plus simple appareil, l’attendait pour l’entrainer dans la chambre conjugale…
 
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Pour Pauline le lieu idéal pour réfléchir était son lit. Mais ce matin là, le lendemain des retrouvailles avec Maurice, ses pensées étaient optimistes. Son plan se déroulait comme elle le souhaitait. Son objectif était la rupture du couple adultérin (le vilain mot ! pensa-t-elle) sans qu’on la soupçonnât d’en avoir été l’inspiratrice.
De même qu’une troupe  dont le rythme du pas cadencé entrant en résonnance avec celui du pont, est la cause directe sans conteste de sa rupture, elle n’en est pas pour autant responsable – c’est l’architecte qui n’a pas été assez prévoyant qu’il faut incriminer - de même son comportement irréprochable ne permettrait pas qu’on l’accusât d’un forfait qu’elle avait pourtant prémédité.
Elle avait décidé qu’elle ne ferait plus aucun reproche à Maurice, aucune allusion malveillante, elle feindrait même d’ignorer son infortune. Vis à vis aussi d’Henriette elle aurait une conduite exemplaire, l’accablant de sa gentillesse et de sa sollicitude, ne laissant jamais transparaître le moindre soupçon. Non ! ce serait Henriette la cause et la responsable de sa propre déconfiture et c’est elle que Maurice accuserait ... C’est elle qui prendrait l’initiative de rompre ! Elle gagnerait la partie sans dommages collatéraux, seule Henriette en supporterait les conséquences. Ce n’était que justice après tout puisque c’était elle qui avait déclenché les hostilités. Sans doute aurait-elle due être moins sévère à l’égard de sa rivale et lui faire partager les torts avec son mari… Mais c’est le tentateur qui présente la pomme à sa victime consentante qui est le vrai coupable et non la pomme ou la victime, du moins on peut accorder à cette dernière des circonstances atténuantes ! Elle comprenait que Maurice se soit laissé séduire; ce qu’elle lui reprochait c’est d’avoir transformé ce faux-pas excusable (Henriette était belle et séduisante ! elle le reconnaissait volontiers) en une liaison durable. Mais elle ne l’accablait pas car elle le regardait avec les yeux de l’amour, qui chacun sait, est aveugle ! Et puis, en l’exonérant ainsi, elle faisait l’économie du pardon, qui est humiliant pour celui qui est pardonné et prétentieux pour celui qui pardonne. Au nom de quoi s’arrogerait-il un tel droit,  en disposant  orgueilleusement d’une prérogative divine ? Elle ne pardonnerait pas parce qu’elle n’en avait pas la prétention, elle n ‘oublierait pas non plus, ce serait un événement qui s’ajouterait à tous les événements qui avaient façonné sa vie. Pourquoi s’amputerait-elle d’une partie d’elle-même ?
 
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Le lendemain vers quatre heures, elle alla au bureau avec un bouquet de roses qu’elle offrit à Henriette en s’excusant de l’avoir importunée aussi sottement. Elle la complimenta pour son élégance, lui demandant où elle s’habillait. Tout lui allait si bien ! Son mari était très satisfait de ses services et elle était pour lui une collaboratrice indispensable, sur laquelle il pouvait compter.
- Je suis un peu jalouse de vous, savez-vous ! Vous êtes tellement jolie ! Aucun homme ne doit vous résister. Mais j’ai confiance en lui, à tort peut-être, mais j’ai confiance ! Il me parle souvent de vous pour me dire combien il vous apprécie. Si, laissant percer ma jalousie, je lui dis en plaisantant : « Tu ne serais pas un peu amoureux d’elle par hasard ? », il me répond sur le même ton enjoué : « Je fais beaucoup d’efforts pour ne pas succomber à ses charmes, mais rassure-toi, je tiens le coup ! »
- Allez, je suis trop bavarde et je vous empêche de travailler. Vous direz à Maurice que je reviendrai vers six heures.
 
Un autre jour elle arriva avec un paquet qu’elle déballa devant Henriette.
- Je viens de m’acheter une petite robe d’été et j’aimerais avoir votre avis.
Elle enleva sa jupe et son corsage. Elle avait sciemment omis de mettre un soutien-gorge, non pour le plaisir de s’exhiber, mais parce qu’elle voulait montrer à sa rivale qu’elle pouvait soutenir la comparaison… Puis elle enfila la robe et affectant la manière stéréotypée des mannequins actuels elle marcha, le regard perdu, les pieds en dedans et les bras ballants.
- Qu’est-ce que vous en dites ? Elle me va bien ?
- Oui, elle vous va à ravir !
- Je suis contente qu’elle vous plaise, essayez la donc ! Nous sommes de la même taille et je verrai l’effet qu’elle fait sur quelqu’un d’autre.
Henriette, gênée, résista un peu mais Pauline était si pressante qu’elle accepta l’essayage.
- Surtout, enlevez votre soutien-gorge ! Un soutien-gorge lui enlèverait tout le charme de son décolleté, la vendeuse a bien insisté là-dessus.
« Elle a une belle poitrine, c’est vrai » se dit Pauline, en examinant Henriette à la dérobée, mais la mienne n’a rien à lui envier…
A ce moment Maurice, alerté par le va et vient qui régnait au secrétariat, entra et resta interloqué devant le spectacle qui s’offrait à lui de sa femme et de sa maitresse en petites culottes !
- Ce n’est pas ce que tu penses ! Tu es de trop ici ! Nous faisons une séance d’essayage entre femmes. Aller, ouste !
Et elle le repoussa dans son bureau.
- Vous êtes magnifique ! s’écria-t-elle, en voyant Henriette revêtue de sa robe. Tournez-vous ; splendide ! Vous êtes épatante dans cette robe, on dirait qu’elle a été faite pour vous !
Pauline était sincère mais elle éprouvait malgré elle un sentiment de jalousie. Pourtant elle ajouta :
- Permettez-moi de vous en faire cadeau. Si, si, j’insiste, ça me fait plaisir et ça ne me privera pas car j’ai vu un autre modèle qui me plaisait aussi. Je suis sûre que Maurice m’approuvera !
Henriette se récria, dit qu’elle ne pouvait accepter, qu’elle la remerciait de sa générosité et qu’elle était touchée de son geste, mais par égard pour Maurice elle ne saurait consentir un tel présent. Pauline se rendit compte qu’elle était allée un peu trop loin et fit machine arrière.
- Je vous comprends, dit-elle et je n’insiste plus, je dis au revoir à Maurice et je me sauve. A bientôt !
 
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Pauline prit ainsi l’habitude de venir au bureau en fin d’après-midi, de façon irrégulière et imprévisible, si bien que le couple renonça à se retrouver chez Henriette et Maurice se morfondit dans son cabinet de cinq à sept, car il ne voulait pas laisser prise à des soupçons en changeant ses habitudes. Henriette était de plus en plus excédée. La situation devenait intenable, elle ne la supportait plus et elle demanda à Maurice de parler à sa femme et de décider avec qui il désirait rester, sinon c’est elle qui s’en irait. « Je te donne une semaine de réflexion, pas plus. »
 
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Vint pour Pauline le moment de passer à la phase décisive de son plan de bataille. Elle porterait un dernier assaut dont dépendrait l’issue du combat. Elle jouerait son va-tout mais ne doutait pas de la victoire finale !
Elle arriva au bureau vers quatre heures et offrit un ballotin de chocolat à Henriette.
- Je suis passée devant la vitrine de Fauchon et je n’ai pu résister, la tentation était trop forte ! J’ai pensé que ça vous ferait plaisir de les goûter ; Maurice m’a dit que vous étiez gourmande et vous avez bien raison !
Sans laisser à Henriette le temps de la remercier, elle ajouta :
- Maurice est seul dans son bureau ?
Elle entra dans la pièce sans attendre la réponse.
- Je ne te dérange pas trop ? Je suis passée aux Galeries et j’ai craqué pour des dessous qui à mon avis te plairont. Je te les montre, j’en ai pour une minute !
Elle se mit alors à se déshabiller et virevolta, en culotte et soutien-gorge, autour de Maurice.
- Mais tu es folle ! Henriette peut entrer à tout moment, rhabille-toi vite !
- Ca ne te plait pas ?
- Si, si, mais ce n’est ni le moment ni le lieu. Allez, rhabille-toi vite.
- Ne soit pas aussi inquiet mon chéri, Henriette est bien élevée et ne se permettrait pas d’entrer dans ton bureau sans frapper ? Et quand bien même ? ne sommes-nous pas mari et femme ? Elle peut comprendre ça, elle n’est pas bégueule à ce point !
Elle se dévêtit alors complètement et se mit à déshabiller Maurice impuissant à se débattre par crainte d’alerter sa secrétaire. Il ne savait que dire : « Mais tu es folle, tu es folle, on peut nous surprendre ! ». Pauline n’en avait cure et continua. Puis elle entraina Maurice jusque sur le canapé. Elle ne simula pas son plaisir pas plus qu’elle ne réprima pas non plus ses manifestations bruyantes, malgré les efforts de Maurice pour les modérer, car son but délibéré était que leurs échos parviennent aux oreilles d’Henriette…
Pauline sortit du bureau de son air le plus naturel, et souriante, s’adressa à Henriette qui rouge de confusion avait la tête baissée sur son courrier :
- Vous avez goûté les chocolats. Ils sont excellents, n’est-ce pas ? Au revoir et peut-être à demain…
A peine Pauline partie, Henriette furieuse se précipita dans le bureau de Maurice.
- J’en ai supporté des choses, mais cette fois c’est le comble, la coupe est pleine ! Copuler sous mon nez, être obligée de me boucher les oreilles pour ne pas entendre les râles de ta femme ! et pourquoi pas tenir la chandelle ? Trop, c’est trop ! Te rends-tu compte de ce que tu m’infliges ? Me ridiculiser et m’humilier à ce point, c’est impardonnable ! Nous sommes à la croisée des chemins et je te somme de choisir sur le champ entre ta femme ou moi, ou bien je pars immédiatement ! Pauvre imbécile, tu ne vois pas que ta femme se joue de toi ? J’attends ta réponse.
- Je te jure que cette situation va cesser, mais donne-moi un peu de temps, je ne peux rien décider en si peu de temps, plaida Maurice conciliant.
- Ecoute-moi bien. Je te donne une demie heure, pas une minute de plus ; alors réfléchis bien, tu n’auras pas de seconde chance.
Elle sortit en claquant la porte. Maurice se sentait pris au piège, il n’avait jamais eu l’intention de quitter sa femme ; il comprenait aussi la colère de son amante mais ne souhaitait pas une rupture aussi brutale.
Henriette revint au bout d’une demie heure et dit :
- Alors ta réponse ?
-  Mais Henriette, essaie de comprendre, je ne peux pas décider d’une chose aussi grave dans la précipitation. Laisse-moi un jour ou deux.
Elle déposa la lettre qu’elle avait dans la main sur le bureau, en disant :
- Dans ce cas on en reste là, je pars immédiatement. Tu as ma lettre de démission. Je pense, vu les circonstances, que tu me dispenseras de mon préavis. Je te laisse faire les démarches administratives ; je souhaite seulement un licenciement à l’amiable pour bénéficier des Assedic. Tu ne me refuseras pas ça ? Je réglerai tout ça avec ton avocat car je ne veux pas te revoir.
Sans attendre une réponse, elle rentra au secrétariat, rangea ses affaires personnelles et partit. Elle laissa éclater ses larmes sur le palier…
 
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Pauline grippée, ne revint au cabinet que trois jours plus tard. Elle ne fut pas autrement surprise d’être reçue par une inconnue.
- Qui êtes-vous ? lui dit-elle, sachant pertinemment  la réponse.
- Je suis la nouvelle secrétaire. Et vous ?
- Je suis la femme de M. Frontin.
- Oh ! excusez-moi, je suis confuse, je ne pouvais pas savoir…
Pauline pénétra dans le bureau et de son air le plus ingénu demanda :
- Qu’est-ce qui se passe, Henriette est malade ?
- Non, elle est partie, elle m’a donné sa démission et j’ai pris une intérimaire en attendant que je trouve quelqu’un de compétent.
- Mais pourquoi, grand dieu ? Vous vous êtes querellés ? Elle était mécontente de son sort ? Pourquoi un départ aussi précipité ?
- Il y a déjà quelque temps qu’elle m’avait fait part de son désir de changer d’emploi. Elle avait fait le tour de celui-ci et aspirait à une nouvelle carrière. Il se trouve qu’une opportunité s’est présentée à elle, et l’employeur ayant un besoin urgent de personnel, je l’ai dispensée de son préavis. Nous nous sommes donc séparés en très bons termes bien que ça me complique un peu la vie.
- Cette nouvelle m’attriste un peu. J’aimais bien Henriette et je la regretterai. Peut-être reviendra-t-elle un jour, qui sait ?
- Je ne crois pas.
- J’espère que tu ne garderas pas trop longtemps ta nouvelle secrétaire, elle est mignonne mais elle m’a paru un peu godiche… Essaie de trouver quelqu’un de mûr, avec des moustaches si possible ! Je plaisante ! Ne te fait pas trop de soucis ! A ce soir mon amour.
Pauline sortit le cœur léger. La partie était gagnée. Il ne lui restait plus qu’à panser les blessures de Maurice tout en continuant à feindre qu’elle avait été dupe de la situation …
A son corps défendant elle éprouva une certaine compassion envers Henriette. Elle était sincère en disant à Maurice que son départ l’attristait, elle avait sympathisé malgré; en d’autres circonstances elle en aurait fait volontiers une amie. Après tout elle avait joué sa partie et…perdue ! Mais sa sortie ne manquait pas de panache…
   
Epilogue
 
Dix mois plus tard Pauline accouchait d’un solide garçon qu’elle prénomma… Henri ! Maurice ne saisit jamais l’allusion…
         
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30 décembre 2011 5 30 /12 /décembre /2011 18:11

              Je me promenais dans les bois des Monts du Lyonnais quand, en entrant dans une clairière, je tombai nez à nez avec le Petit Chaperon Rouge ! Pour moi ce personnage de conte hors du temps n’existait que dans mon imaginaire. Alors, le rencontrer en chair et en os, me stupéfia et je crus être l’objet d’une hallucination. Pourtant, à n’en pas douter, il était là, palpable, bien réel. C‘était une enfant d’une dizaine d’années vêtue, telle qu’on la représente dans les livres, de sa cape et de son chaperon rouge.

                Elle ne manifesta ni surprise ni crainte en me voyant. Elle me dit simplement :

                 - Est-ce que tu as vu le loup ?

                 - Quel loup ? lui répondis-je.

                 - Ben, le loup qui mange les grands-mères !

                 Sa conviction me parut telle, que je jugeai inutile de lui dire que les loups ne hantaient plus depuis belle lurette les bois des environs de Lyon, ni que cette histoire de loups grandmèriphages était une histoire à dormir debout. J’entrai donc dans son jeu.

                 - Pourquoi cherches-tu le loup ?

                 - Parce que je veux savoir pourquoi il a mangé ma grand-mère.

                 - Parce qu’il avait faim, pardi !

                 - C’est pas une raison. Il avait plein d’autres grands-mères à sa disposition !

                  On ne dira jamais assez l’égoïsme des enfants. Manger des grands-mères n’a rien de choquant, pourvu que ce ne soit pas la leur ! Je gardai mes réflexions pour moi. A quoi bon argumenter ou faire une leçon de morale ? Je cherchais ma réponse quand j’entendis un bruit de feuilles froissées. Je me retournai et je vis deux yeux luisants qui me fixaient. C’était le loup ! Il était pitoyable, efflanqué, la langue pendante, le poil terne et rongé par l’alopécie.

                  Il s’approcha et nous salua fort poliment.

                - Ah, te voilà ! Depuis le temps que je te cherchais, cria le Petit Chaperon Rouge.

                - Tu devrais avoir honte de ce que tu as fait, ajouté-je, emporté moi aussi par une sainte colère. Entre nous, les grands-mères ce doit être coriaces et indigestes. A ta place c’est le Petit Chaperon Rouge que j’aurais croqué ! C’est frais et tendre à souhait !

                  Aussitôt prononcées je regrettai ces paroles pour le moins inopportunes et mal venues ! M’afficher comme croqueur de petites filles, quelle honte ! Comme la vérité, tous les fantasmes ne sont pas bons à dire ! Mais le loup ne releva pas mes propos.

                  - Surtout pas ! répondit-il. On m’aurait accusé de pédophilie et j’aurais eu tout le monde à dos. Tandis qu’en mangeant des grands-mères je rends plutôt service. Il n’y a que les croque-morts et les curés qui trouvent à redire, car je leur enlève leur clientèle. Mais c’est une minorité sans grande influence.

                 - M’est avis, à en juger par ta mine, que le gibier a été rare ces temps-ci, répliqué-je.

                 - Hélas ! oui. Je suis obligé de me terrer depuis que j’ai mangé un grand-mère.

                 - Tu veux dire UNE grand-mère ?

                 - Non, non, un grand maire ! J’ai mangé le maire de Lyon il y a un mois, et depuis j’ai toute la classe politique à mes trousses qui ne me laisse aucun répit.  Il faudrait que je m’enfuisse à l’étranger, mais je ne parle que le loup vernaculaire et je suis trop vieux pour apprendre une nouvelle langue. Je me cache dans ce bois où les grands-mères, pour mon malheur, ne sont pas légions.

                   Pendant qu’il me parlait je le vis détourner les yeux et regarder fixement le Petit Chaperon Rouge en salivant jusqu’à en baver. Je lui tendis mon mouchoir, mais il n’en eut cure, et soudain, affamé, oubliant toute prudence, toute honte bue, poussant un hurlement lubrique qui retentit jusqu’aux tréfonds du bois, il bondit en avant et, manquant me renverser, il ne fit qu’une bouchée du Petit Chaperon Rouge ! Puis il s’enfuit dans le hallier.

                   Je me mis à sa poursuite. L’instant d’après je me retrouvai adossé à un arbre, à demi allongé sur un lit de mousse. Il faisait nuit noire.

                    Je dormais sans doute depuis plusieurs heures…

             

 

 

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24 décembre 2011 6 24 /12 /décembre /2011 16:17

 

J’étais venu à Lourdes dans le but de voir le cirque de Gavarnie, excursion que m’avait chaudement recommandée un excellent ami. « Tu verras, c’est un site unique; tu en garderas un souvenir inoubliable ». J’avais l’après-midi devant moi pour flâner dans les rues de la ville.

Je la vis qui sortait de la basilique-Saint Pie X, une mantille noire enserrant une chevelure d’une blondeur dorée, l’air modeste, le visage empreint d’une pieuse réserve, la silhouette svelte et souple comme une liane, respirant par tous ses pores la santé et la joie de vivre. Nos regards se croisèrent et elle me sourit. M’autorisant de cette manifestation spontanée de bienveillance, je l’abordai, et pour masquer ma timidité embarrassée, je lui demandai à tout hasard de m’indiquer le chemin de l’office du tourisme.

- C’est sur mon chemin, à deux pas d’ici, suivez-moi monsieur, je vais vous y accompagner.

Nous liâmes conversation pendant la route. J’appris qu’elle était poitevine et qu’elle accompagnait un groupe de pèlerins malades ou handicapés, ce qui lui laissait peu de temps libre.

- Nous voici rendus à l’office du tourisme, monsieur. Vous n’entrez pas ?

- Maintenant que vous m’y avez si obligeamment conduit, je le retrouverai facilement. Permettez, à mon tour, que je vous accompagne jusqu’à votre hôtel.

Avant de nous séparer je lui proposai de diner avec moi.

- Je regrette vivement, monsieur, de refuser une si aimable invitation, le devoir me retient ce soir auprès de mes protégés. Mais nous pourrions nous revoir demain à la basilique pour la messe de onze heures. Je vous attendrai devant le porche d’entrée.

Tout mécréant que je fusse je songeai, à l’instar du bon roi Henri à propos de Paris, que cette jeune et délicieuse personne valait bien une messe, et j’acceptai avec empressement son invitation.

Elle m’accueillit par un grand sourire, me précéda dans l’église, me donna l’eau bénite. J’esquissai honteusement un vague signe de croix, me demandant ce que je faisais là, moi, membre zélé de la Libre Pensée ! Heureusement, mes coreligionnaires, pardon ! mes condisciples, n’avaient pas pour habitude de fréquenter ce genre de lieu, sinon je risquais l’excommunication de la confrérie ! Elle s’agenouilla à un banc, non loin de l’autel, et se mit à prier. Je restai debout près d’elle jusqu’à ce que je visse que les membres de l’assistance étaient tous assis. Je les imitai aussitôt. Je passai le temps de la cérémonie à contempler sa nuque d’un incarnat délicat, caressée par un frisottis de cheveux blonds. Que grâces me soient rendues de ne pas avoir succombé à la tentation d’embrasser cette nuque adorée !

A la sortie de la messe elle accepta de déjeuner en ma compagnie. Je lui proposai ensuite une promenade dans les environs.

- Non, cette après-midi je me baigne dans la piscine miraculeuse ! Ce sera le plus beau jour de ma vie !

Mon Dieu, me dis-je, serait-elle atteinte d’une affection incurable ? Etait-ce l’espérance d’une guérison miraculeuse qui l’avait amenée à Lourdes ?

Je lui exprimai mon inquiétude.

- Non ! Non ! Soyez sans craintes, je vais très bien. J’accomplis ce geste pieux pour raviver ma foi et revigorer mon âme. Accompagnez-moi si vous le désirez, et pourquoi pas, imitez-moi ! Mais je ne perçois pas chez vous un grand zèle religieux, je me trompe ?

J’évitai de répondre pour ne pas divulguer mes sentiments réels qui auraient pu la détourner de moi, à moins qu’elle ne se mît en peine de vouloir me convertir à tout prix ! Ce qui m’eût mis dans un embarras plus grand encore.

- Je resterai auprès de vous, lui répondis-je, éludant la question.

- C’est très gentil de votre part.

Il y avait une longue file d’attente à l’entrée de la piscine. Ma compagne s’éclipsa un moment pour reparaitre vêtue d’une longue tunique de bure blanche lui descendant jusqu’aux pieds. Quand son tour arriva, deux bras puissants l’immergèrent entièrement dans l’eau. Elle courut toute ruisselante se changer. Elle revint bientôt, joyeuse, la mine réjouie.

- Je viens de passer un moment merveilleux qui restera à jamais gravé dans ma mémoire. Allons nous promener maintenant !

Elle accepta mon invitation à diner. Au fromage, j’avais pris sa main, qu’elle ne retira pas. Au dessert, elle m’accorda un baiser.

C’est à mon bras, grisée par le vin du Béarn, qu’elle me suivit à l’hôtel. Il était tard; il n’y avait personne à la réception; je décrochai du tableau la clé de ma chambre où, à peine arrivés, nous nous embrassâmes fougueusement. Comme je commençai à la déshabiller, elle me dit :

- Attendez, je vais me préparer dans la salle de bain.

J’en profitai pour me dévêtir et me glisser entre les draps, les yeux braqués sur la salle de bain, attendant son apparition (Lourdes oblige !) avec impatience. Quand la porte s’ouvrit je poussai un cri d’horreur indicible. Elle avait le corps couvert de pustules immondes ! Etonnée, elle suivit mon regard fixé sur son corps, qu’elle regarda à son tour. Elle se précipita alors dans la salle de bain dans un hurlement d’effroi qui résonne encore aujourd’hui à mes oreilles quand je repense à cette journée funeste. J’appelai immédiatement un médecin qui la fit hospitaliser sur le champ.

Le lendemain j’appris qu’elle était morte dans la nuit dans des souffrances atroces.

Je quittai Lourdes pour ne plus jamais y revenir et renonçai définitivement à visiter le cirque de Gavarnie.

 

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14 décembre 2011 3 14 /12 /décembre /2011 15:06

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Chapitre 8

 

 

 

Bruno était attablé à la terrasse du café depuis presqu’une heure. Il était fébrile en attendant Jenny et, bien qu’heureux de la revoir, il ne pouvait s’empêcher de ressentir de l’appréhension. Cette relation lui paraissait sans avenir puisqu’il aimait sa femme et n’avait pas l’intention de mettre en péril son ménage. C’est pourtant ce qu’il était en train de faire ! Il devait rompre cette liaison à tout prix sans blesser pour autant Jenny. Il li expliquerait sa situation et elle comprendrait sans doute. Mais si elle s’accrochait ? Il ne se sentirait pas la force de lui résister.

 

Il aperçut Jenny débouchant du coin de la rue. Il fut étonné de la voir dans sa tenue de motard, le casque sous le bras. Qu’est-ce que cela volait dire ? Mais au fait, où s’était-elle changée la dernière fois ? Il ne s’était pas posé la question. Le visage fermé, elle s’assit en face de lui, sans même l’embrasser, lui lançant un simple bonjour.

 

-       Qu’est-ce qui se passe, ça ne va pas, tu as des ennuis ? 

-       Non, tout va bien. 

-      Je ne peux pas le croire, ton attitude est glaciale, pour ne pas dire hostile. Tu ne m’as même pas embrassé ! Je ne te reconnais plus ? qu’est que j’ai fait pour de déplaire à ce point. 

-        Rien. Je suis simplement venue te prier de me donner cinq mille euros. 

-       Tu as besoin d’argent ? 

-       Non, mais je veux que tu me donnes cinq mille euros.

-      C’est insensé ! tu me dis que tu n’as pas besoin d’argent et tu me réclames cinq mille euros. Explique-toi, enfin. 

-       Il n’y a pas d’explication. Je veux cinq mille euros, un point c’est tout. 

-       Tu parles comme une enfant de trois ans capricieuse et entêtée. Et pourquoi te donnerai-je cet argent, dont je ne dispose d’ailleurs pas. 

-       Pour ça ! dit-elle en déposant une enveloppe sur la table.

 

Bruno la regarda d’un air méfiant et dubitatif et prit l’enveloppe qu’il ouvrit. Il en retira une photo les représentant à la terrasse du café. Il en saisit une autre sur laquelle il figurait nu dans le lit de l’auberge, puis une troisième montrant Jenny en train de lui pratiquer une fellation. Il ne comprenait toujours pas.

 

-     Ce sont les photos que tu as prises la semaine dernière, elles ne sont pas à mettre entre toutes les mains bien sûr, mais elles sont très réussies ma foi. Où veux-tu en venir ? 

-      Tu viens de dire toi-même qu’elles n’étaient pas à mettre entre toutes les mains et tu as raison. Il y a des mains dans lesquelles tu n’aimerais pas qu’elles fussent, dans celles de ta femme par exemple ! 

-       Qu’est-ce que ma femme a à voir là-dedans ? 

-    Si tu persistes dans ton refus de me donner l’argent, demain ou après-demain, elle les recevra dans son courrier ! 

-       Mais c’est du chantage ! Tu n’es qu’une infâme salope ! s’écria Bruno rouge de colère, les yeux exorbités, levant la main comme s’il allait la gifler. 

Jenny ne broncha pas et soutint son regard.

 

-    De toute façon je l’ouvrirai avant elle et tes menaces ne m’intimident pas. Fous-moi le camp, je ne veux plus te voir ni entendre parler de toi. Fous le camp immédiatement te dis-je ! 

Il prit les photos et les déchira en petits morceaux qu’il lança dans le caniveau. Jenny le regardait faire en souriant et dit :

 

-       Petit crétins, ces photos je peux en tirer autant qu’il faudra et même les mettre sur internet ! Quant à ta femme elle les recevra au 35 de la rue des Plantagenets, siège de BâtiEco, apportées par un coursier, on ne sait jamais avec la poste !

 

Bruno était anéanti et ne réagit pas. Jenny reprit son casque qu’elle avait déposé sur une chaise et partit tranquillement, non s’en lui dire qu’elle reviendrait dans huit jours toucher son argent.

 

Les idées se précipitaient dans la tête de Bruno. Il fallait qu’il réagît et qu’il fît face lucidement face à ce cataclysme qui le submergeait à l’improviste, tel un ouragan subit. Sa décision fut prise en une minute. Il déposa un billet de vingt euros sous son verre afin de régler sa consommation et courut derrière Jenny. Quand il arriva au coin de la rue où elle avait disparuiol la vit qui  marchait sans se presser à cinquante mètres devant lui. Il la suivie à distance en veillant à ce qu’elle le vît pas. Elle arriva en vue de sa moto, déverrouilla son antivol, mis son casque, démarra sa machine et partit dans un bruit de pétarade, en se faufilant dans la circulation assez dense à cette heure. Malheureusement Bruno était trop loin pour lire son numéro d’immatriculation, qui lui aurait permis de l’identifier en faisant une fausse déclaration d’accident à sa compagnie d’assurance.

 

Il revint découragé à sa voiture, quand une idée germa dans son esprit. Elle se garerait probablement encore sur cet emplacement réservé aux véhicules à deux roues quand elle reviendrait la semaine suivante. Il n’aurait alors qu’à la suivre jusqu’à son domicile. Il rentra chez lui, l’espoir revenu.

 

Le jour du rendez-vous venu, elle arriva, ponctuelle. Il l’attendait assis à la même place, un peu tendu. Elle refusa de s’asseoir et dit :

 

-       J’espère que tu m’as apporté ce que je t’ai demandé. 

-       Ton délai était trop court et je n’ai pu réunir la somme totale. J’ai seulement mille euros, je te remettrai le reste dans huit jours. 

Il tira de sa poche une enveloppe qu’il lui tendit. Elle la pris sans l’ouvrir et dit :

 

-       Ecoute, je veux bien encore patienter une semaine, mais c’est mon dernier avertissement, n’essaie pas de jouer au plus fin avec moi, tu sais ce qui t’attend ? 

-       Tu auras le reste la semaine prochaine, c’est promis. 

-       A la semaine prochaine, même heure.

 

Jenny tourna les talons et partit sans un au revoir. Il la laissa passer le coin de la rue, puis par un raccourci courut à sa voiture stationnée à quelques mètres de la moto dont il put lire le numéro d’immatriculation ; il le mémorisa à tout hasard, mais il n’en aurait probablement pas besoin. Jenny apparut au bout de quelques minutes ; démarra sa moto et s’engagea dans la circulation. Il s’agissait de ne pas la perdre de vue. Il démarra à son tour. Si ses prévisions étaient bonnes, elle prendrait l’autoroute A 42. C’est ce qu’elle fit, mais dans la direction opposée,  vers Macon, contrairement à ses conjonctures. Cela risquait de remettre en cause son plan mais il n’avait pas d’autre alternative que de la suivre. A Macon elle bifurqua par l’A6, vers Lyon. La circulation était fluide et il n’avait aucune peine à la garder en ligne de mire, d’assez loin pour ne pas être repéré. Elle franchit le péage de Villefranche et continua vers le sud. A l’approche de Lyon il réduisit la distance qui les séparait pour ne pas être pris de court si elle s’aventurait dans la ville.

 

Elle sortit de l’autoroute aux Portes de Lyon et s’engagea dans un dédale de petites routes qui devaient lui être familières, où il peinait à la suivre. Son GPS lui indiqua qu’il se trouvait sur la commune de Dardilly. Elle entra enfin dans un lotissement de maisons récentes et cossues. Elle s’arrêta devant un portail, sonna, et attendit tout en se débarrassant de son casque. Une femme vint lui ouvrir, qu’elle embrassa et qu’elle suivit jusqu’à la maison. Sa moto était restée sur le trottoir, ce qui lui laissa espérer qu’elle repartirait bientôt.

 

Il descendit de voiture et s’aventura jusqu’au portail pour lire la plaque d’identité de l’habitante. Il lut : « M. et Mme Fernand Cluzier ». Il revint à son véhicule, prit la précaution de la tourner en direction de la sortie du lotissement, et attendit l’œil fixé sur la porte d’entrée de la villa.

 

Il vit bientôt les deux femmes sortant de la maison et se dirigeant vers le portail. Elles s’embrassèrent en disant quelques mots qu’il ne pouvait entendre, puis Jenny enfourcha sa moto et se dirigea vers la sortie du lotissement. Bruno mit le contact et démarra derrière la moto qui prit le chemin inverse qu’à l’aller. Elle s’engagea ensuite sur l’autoroute en direction de Lyon, franchit le tunnel sous Fourvière, traversa le Rhône et emprunta l’avenue Berthollet, remonta l’avenue Mermoz et se retrouva sur l’A43 au grand soulagement de Bruno qui conjectura qu’elle rentrait chez elle à Grenoble. Il la laissa prendre une centaine de mètres d’avance jusqu’au péage pour ne pas être remarqué.  Il se rapprocha après le péage et la suivit par un dédale de rues. Elle finit par s’arrêter devant un portail qu’elle ouvrit et alla remiser sa moto devant son garage. Elle entra dans la maison et quelques instants plus tard la porte du garage s’ouvrit de l’intérieur, elle sortit pour rentrer sa moto et referma la porte de l’intérieur. Il la vit ensuite ouvrir les volets. Il s’apprêtait à partir après avoir noté l’adresse sur son GPS, quand elle franchit le portillon, un sac à provision à la main. Elle allait donc faire des courses dans le quartier, sans doute à la supérette voisine dont il apercevait le panneau publicitaire. Il hésita un moment sur la décision à prendre. Après réflexion il prit le parti de rentrer car il savait maintenant ce qu’il lui restait à faire.

 

 

 

 

 

Chapitre 9

 

 

 

Le commissaire Bourgeois, assis derrière son bureau, était perdu dans sa rêverie. Il songeait à son prochain week-end en Suisse. Juliana serait-elle au rendez-vous ? Il l’espérait sans trop y croire. Une pareille apparition ne survient pas deux fois de suite dans une vie. Comme le Grand Meaulnes, retrouverait-il son Yvonne de Galais ? Il sourit de cette comparaison ridicule. Il n’était plus, depuis longtemps hélas ! l’adolescent acnéique qu’il avait détesté, et Maria n’était pas une vierge effarouchée et romantique ! La sonnerie stridente du téléphone le ramena à la réalité.

 

-       Allô, Bourgeois ? Ici Gragnier. 

-       Salut, heureux de t’entendre. Tu vas bien ? 

-       Je te remercie, mais je t’appelle pour t’annoncer que j’ai reçu une note adressée à toutes les gendarmeries de Rhône-Alpes, leur demandant de signaler toutes les déclarations de disparitions depuis un an, même celles qui n’avait pas fait l’objet officiellement de recherches. On vient en effet de découvrir le corps d’un inconnu dans un bois de la région de Grenoble. J’ai pensé que l’information pouvait t’intéresser car, si je me souviens bien, l’amie de madame Cluzier est grenobloise ? 

-       Tu vas peut-être un peu vite en besogne, non ? Si j’ai bien compris le corps n’a pas encore été identifié; de là à conclure qu’il s’agit de celui de Fernand, et que madameDesanges est impliquée, il y a un grand pas que pour ma part j’hésiterais à franchir aussi rapidement. 

-       En tout cas je reprends le dossier et j’ouvre une enquête. Dernière information : le corps a été déposé à l’institut médico-légal de Lyon aux fins d’identification, ce qui semble-t-il ne sera pas facile car il serait dans un état de décomposition avancée. 

-       Merci de m’avoir prévenu et tiens-moi au courant si tu as du nouveau. 

-    Je compte aussi sur toi si tu apprenais quelque chose de nouveau, conclut Granier qui raccrocha.

 

Cette conversation laissa le commissaire Bourgeois songeur. Quoi qu’il en ait dit, Granier n’avait peut-être pas tort de faire le lien avec la disparition de Fernand. Le lieu de la découverte du corps était un indice troublant et dirigeait les soupçons tout naturellement sur Marguerite Desanges. Mais quelles raisons avait-elle d’assassiner Fernand ?  Tout ça n’avait aucun sens. Tant que le corps n’aurait pas été identifié formellement comme celui de Fernand (à supposer qu’il s’agisse de lui), mieux valait s’abstenir d’hypothèses hasardeuses. Pourtant malgré lui le doute s’était insinué dans son esprit. Mais si c’était Solane l’instigatrice ? Après tout elle avait plus de motifs que Marguerite à faire valoir. De toute façon elles ne pouvaient être que complices, car une fois Fernand éliminé elles avaient l’une et l’autre le champ libre. Mais payer cela d’un crime aussi abominable, était-ce  possible, était-ce seulement pensable ? Il ne pouvait le croire. Il y avait pourtant les photographies de Marguerite qui la montraient sous un jour inquiétant et qui auraient décuplé les soupçons de Granier s’il en avait eu connaissance. Son ignorance n’était que temporaire car la première chose qu’il ferait serait de perquisitionner chez les deux femmes. Nul doute qu’il remonterait facilement jusqu’aux hommes qu’elle avait rançonnés et Dieu sait quels drames cela déclencherait, alors qu’ils devaient être tout à fait tranquillisés à présent !

 

Sorti de ses réflexions le commissaire décrocha son téléphone et appela l’institut médico-légal. Il demanda à parler au docteur Trubach. C’était le médecin directeur de l’institut qu’il connaissait pour avoir eu affaire avec lui à l’occasion de ses enquêtes et avec qui il avait des relations cordiales. 

-       Allô, Bourgeois ? Quel bon vent vous amène ? Il y a bien longtemps que je ne vous ai pas vu dans les parages. Vous allez bien ? Une affaire en cours ?

-       Oui… non… c’est très compliqué à expliquer. Disons que je m’intéresse officieusement à une enquête qui n’est pas de mon ressort.

-       Vous vous mêlez d’une histoire qui ne vous regarde pas, plaisanta le docteur, c’est bien de vous. Alors dites-moi tout, je suis tout ouïe et prêt à vous aider si c’est dans mes possibilités.

-       Je n’en attendais pas moins de vous car je connais votre amabilité proverbiale, répliqua Bourgeois. Voilà, vous avez reçu le corps d’un inconnu qui pourrait être une de mes connaissances.

-      Précisez, car des cadavres j’en reçois tous les jours et parfois il en pleut comme à Gravelotte ! et c’est le cas ces jours-ci, il y a une véritable épidémie d’accidents, de morts subites et autres joyeusetés !

-       Il s’agit d’un cadavre découvert dans un bois de la région grenobloise, un homme d’une quarantaine d’années, si c’est mon homme.

-       Je vois, j’en ai fait l’autopsie pas plus tard que ce matin. Il sera difficile à identifier car il n’est pas très frais le bonhomme ! Enfin j’ai quelques indices qui pourront aider.

Le commissaire se garda bien de questionner le médecin car il savait qu’il ne lui révélerait rien par téléphone et celui-ci lui saurait gré de ne pas être indiscret.

-       Ca me ferait plaisir de vous rencontrer lui dit-il, demain par exemple. 

-      Moi aussi je serai ravi de vous revoir. Est-ce que demain matin ça vous va ? J’ai un créneau vers onze heures et une bouteille de whisky au frais ! 

-       C’est parfait. Merci encore et à demain. 

-       A demain donc.

 

Le commissaire se présenta à l’heure convenue et fut reçu très chaleureusement par le docteur Trabuch. Il le fit entrer dans son bureau et la première chose qu’il fit fut de préparer deux verres qu’il remplit généreusement de whisky.

 

-       A la vôtre ! C’est du bon, un Glenn Morangis de derrière les fagots, que j’ai ramené d’Ecosse l’année dernière. Vous devriez venir plus souvent, la bouteille n’est pas fille unique ! Qu’est-ce que vous pensez de ce petit goût de tourbe ? Juste ce qu’il faut, une légère touche pour flatter le palais sans l’empâter. Et votre femme elle va bien ? Toujours aussi belle, j’en suis sûr, et je suis un connaisseur en la matière, il n’y a pas que les macchabées qui m’intéressent et je ne suis pas nécrophage comme on soupçonne la plupart des légistes ! Je préfère la chair fraiche ! Pardon, je ne parlais pas de votre femme, la femme d’un ami c’est sacré ! Oh la la, que je suis maladroit ! je suis incorrigible et je sens que je m’enferre un peu plus en voulant m’excuser. Mais vous me connaissez et vous ne m’en tiendrez pas rigueur j’espère. Maudit whisky ! Il faut bien trouver un bouc émissaire, hein ?

Le docteur Granier était intarissable et Bourgeois se gardait bien de l’interrompre, trop heureux de le voir en si bonnes dispositions.

-       Je sens que je vous ennuie avec mes élucubrations. Ne m’avez-vous pas dit hier que vous vous intéressiez à l’un de mes pensionnaires ? 

-       En effet, un de mes voisins et ancien collègue de lycée a disparu il y a près d’un an et j’ai certaines raisons de croire que se pourrait être lui qu’on a retrouvé du côté de Grenoble, tout en espérant me tromper. 

-       Je peux vous le montrer mais je vous déconseille vivement d’accepter ma proposition. Le cadavre est peu ragoûtant et méconnaissable. Je l’ai autopsié et je crois pouvoir dire qu’il a subi un traumatisme crânien. Pourtant je ne crois pas que ce soit la cause de sa mort. Je pense qu’il est mort asphyxié.

Le médecin se lança alors, pour étayer son hypothèse, dans un exposé technique dépassant les capacités de compréhension du commissaire qui l’écouta patiemment, feignant un intérêt soutenu.

-       Asphyxie de quelle origine ? Je ne saurais le dire précisément. En tout cas pas par noyade car il n’y a pas une goutte d’eau dans ce qui lui reste de poumon, ni par strangulation dont il n’existe aucune trace. Imaginez vous-même d’autres méthodes ; vous en aurez vite fait le tour. Je parie sur le coup de l’oreiller : méthode simple, propre, non sanglante, minimum d’accessoires; technique à la portée du premier venu, ne demandant pas une force herculéenne, surtout si la victime est déjà plus ou moins estourbie comme il y a tout lieu de le penser dans le cas présent. L’enfance de l’art quoi ! Simple hypothèse bien sûr, mais qui ne manque pas de pertinence jusqu’à preuve du contraire. Quant à l’identification, elle ne sera pas facile vu l’état du corps. (L’auteur du présent récit se doit de préciser, qu’à l’époque où se passaient les événements relatés, l’analyse génétique était inconnue.) Le seul élément tangible est l’existence d’une prothèse dentaire, mais s’il faut interroger tous les dentistes de France et de Navarre, ça risque d’être long. Vous avez là le corps du délit, dit-il en montrant la prothèse déposée dans un bac en plastique, ainsi que les radios de la mâchoire de l’intéressé, qu’il disposa sur le négatoscope qu’il illumina. Voilà tout ce que je peux vous montrer de concret.

Le commissaire retenait son souffle. Il avait là devant lui un objet qui apporterait une réponse à toutes ses questions. Il trépignait d’impatience mais il lui faudrait attendre que Granier ait pris connaissance du dossier pour que la vérité éclate. Il ne serait d’ailleurs pas mécontent de le devancer ! Il se risqua à dire :

-       Bien entendu vous ne pouvez pas me confier la prothèse, même pour une heure ou deux ?

-       Bien entendu, répliqua le légiste et je le regrette. Strictement forbidden mon ami ! Je ne peux la confier qu’aux autorités judiciaires qui m’ont requis. Si elle tombait dans des mains étrangères, ce serait à mon insu, et pour qu’une telle mésaventure ne se produise pas, je m’en vais sur le champ la mettre en lieu sûr.

C’est alors que le médecin consulta sa montre et s’écria :

-       Oh la la… j’allais oublier, j’ai un coup de fil urgent à donner. Excusez-moi un instant, je reviens dans une minute.

Le commissaire comprit tout de suite le stratagème qui consistait à le laisser seul quelques instants en présence du précieux objet. Ô ! le brave camarade qui venait à son secours mine de rien ! Il ne perdit pas de temps, sortit son portable de sa poche et photographia la prothèse sous toutes les coutures, ainsi que les radiographies. Quand le docteur Granier revint, il regardait les gravures qui ornaient les murs du bureau.

-       Elles sont belles, hein ? Un cadeau de mes collègues pour mes cinquante ans. Ils ne se sont pas fichus de moi, n’est-ce pas ? Je les aime beaucoup ces gravures et je les aurais volontiers emportées chez moi. J’ai considéré que c’était plus élégant de ma part de les exposer ici. 

-       J’ai été très heureux de vous revoir déclara Léon, en prenant congé de Tubach. Je vais demander à Maria d’organiser un petit souper en votre honneur un de ces soirs, elle sera ravie de vous rencontrer. Au fait, ajouta-t-il, ma visite d’aujourd’hui avait un caractère strictement privé.

-       C’est bien comme ça que je l’entendais, répondit Granier en souriant. Et merci encore pour l’invitation !

Sitôt de retour à son bureau Léon téléphona à Solane pour lui demander si Fernand portait une prothèse dentaire, et si c’était le cas, qui était son dentiste.

-   Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? s’exclama Solane dont il perçut l’inquiétude au timbre inhabituel de sa voix. Vous avez du nouveau ?

      - Peut-être, je ne sais pas encore et je ne peux rien vous dire de précis. Soyez sans crainte, je vous tiendrai au courant. Mais vous ne m’avez pas répondu.

- C’est le docteur Drumière, un stomatologue ; il lui a posé un bridge il y a deux ou trois ans de ça; il a son cabinet à Lyon. Mais pourquoi cette question ? C’est important ? Je sens que vous me cachez quelque chose. Répondez-moi ! J’ai bien le droit de savoir, non ?

- Ne vous inquiétez pas. Je veux simplement vérifier un petit détail. Vous savez dans la police on est un peu tatillon. Je vous jure que je vous tiendrai au courant si j’ai des informations nouvelles et fiables, mais ce n’est pas vraiment le cas aujourd’hui. Allez, je vous laisse, à bientôt.

Le commissaire raccrocha. Il laissait sciemment Solane dans l’incertitude, espérant secrètement que l’inquiétude croissante la ferait craquer. Jouer avec les nerfs des suspects est une technique éprouvée.

Il demanda au planton de service de lui apporter l’annuaire téléphonique. Il eut vite trouvé l’adresse et le téléphone du cabinet du Dr Drumière. Il appela et se présenta à la secrétaire et lui demanda un rendez-vous. Après quelques minutes d’attente la secrétaire lui dit que le docteur pouvait le recevoir le lendemain après son cabinet.

 

A suivre.

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14 décembre 2011 3 14 /12 /décembre /2011 13:50

Chapitre 7

   

Avant de rentrer chez lui Léon téléphona à son ami Edouard Malissard pour lui demander s’il pouvait passer le voir dans la soirée. Il prévint sa femme qu’il rentrerait tard.

Edouard était un ancien collègue de Léon qui avait quitté la police il y a une dizaine d’années pour ouvrir un cabinet de détective privé. Léon était resté en relation avec lui et n’hésitait pas à lui demander conseil pour des affaires délicates. Edouard collaborait parfois très officiellement avec ses services en étant rémunéré en conséquence. Mais cette fois-ci, c’est un service personnel que Léon allait solliciter.

Il trouva Edouard lisant le journal sur la terrasse de sa maison, attablé devant un verre de pastis. Les deux hommes se saluèrent, Edouard invita Léon à s’asseoir et à partager son apéritif et lui demanda quel bon vent l’amenait à cette heure tardive.

- Voilà, Fernand Cluzier, que tu te souviens peut-être avoir rencontré à l’occasion chez moi, a disparu depuis cinq jours. J’ai été prévenu par sa femme ce matin, mais je ne peux rien entreprendre officiellement car c’est à la gendarmerie de Dardilly qu’il incombe de traiter l’affaire. Elle n’ouvrira d’ailleurs aucune enquête sans éléments nouveaux. Pour ma part je suis intrigué par la présence auprès de Solane Cluzier d’une certaine Marguerite Desanges qui a fait connaissance de Fernand par l’intermédiaire d’un site d’anciens élèves, prétend-elle, et que celui-ci a présenté par la suite à sa femme. Mais où l’affaire se corse, c’est que cette Marguerite, qui habite Grenoble, s’est incrustée chez le couple, au grand dam de Fernand qui voulait qu’elle s’en aille. C’était sans compter avec Solane qui s’en est entichée et qui, j’en suis persuadé, l’a attirée jusque dans son lit où l’autre ne semble pas mal se sentir ! Je ne crois pas qu’elle ait atterri là par hasard et je flaire le coup monté. Alors si tu pouvais glaner quelques renseignements sur cette fille tu me rendrais service. A moins que tu ne sois trop occupé en ce moment ?

- Je peux distraire quelques unes de mes précieuses heures de travail pour t’être agréable ! En réalité je suis en vacance depuis ce soir et je m’occuperai de ton affaire dès demain, avant de mettre le cap sur le golfe du Morbihan à la fin de la semaine. Enfin, je vais voir ce que je peux faire et je te tiens au courant.

- Je ne te remercierai jamais assez. Mais surtout, ne gâche pas tes vacances pour moi ! Je t’ai préparé une fiche où j’ai mis le peu d’informations que j’ai à son sujet.

Après le départ de Léon Edouard prévint sa femme qu’il s’absenterait le lendemain et qu’elle ne compte pas sur lui pour le diner car il rentrerait tard dans la nuit.

-       Je croyais que tu étais en vacance ! sursauta Juliette. 

-       Ce n’est pas du boulot, c’est pour donner un coup de main à Léon. 

-       J’espère que ce n’est pas pour un coup tordu dont il a le secret ! 

-      Ne t’inquiète pas, c’est juste une formalité. Profite-z-en pour faire les valises et n’oubliepas les maillots ! 

Juliette sortit de la pièce en haussant les épaules.

  •  Le lendemain Edouard partit en voiture après le déjeuner après avoir entré l’adresse de Marguerite sur son GPS. Deux heures plus tard il se retrouva dans une rue calme d’un quartier résidentiel de Grenoble, constitué de maisons entourées d’un petit jardin ou d’immeubles modestes de deux ou trois étages. Marguerite habitait une maison de plain pied avec un garage en sous-sol. La propriété était clôturée par un muret d’environ un mètre cinquante de hauteur et fermée par un portail  et un portillon en bois. Sur un des piliers du portail était apposée une plaque de marbre blanc sur laquelle on lisait, gravée en lettres d’or, l’inscription « Villa des Anges », dont le jeu de mots innocent fit sourire Edouard. Une allée pavée bordée de rosiers en fleurs menait à l’entrée de la maison orientée au sud. A l’est le jardin était longé par une rue, à l’ouest il était mitoyen avec une autre maison aux volets clos et qui semblait inoccupée. Au nord, il était séparé par une haie de cyprès d’une propriété dont il devinait à peine la construction.

 

Satisfait de son inspection, il décida de faire une petite enquête de voisinage, en allant de porte en porte sous le prétexte de demander son chemin. Il n’apprit rien de concret. Les gens connaissaient Marguerite pour la voir dans le quartier depuis des années. Elle était aimable avec tout le monde, échangeait chez les commerçants un mot sur le temps ou les enfants, mais restait discrète sur sa vie privée. Elle était surnommée « la femme à la moto » et passait un peu pour une originale. On ne lui connaissait aucune fréquentation masculine. Une femme sans histoire quoi, qui ne refusait pas un petit service si on la sollicitait, ce qui n’arrivait pas souvent, car son attitude polie, mais distante, n’incitait guère à la familiarité ou aux confidences.

 

En fin d’après-midi Edouard reprit son sa voiture qu’il avait garée, sciemment, à quelques rues de là, pour qu’on ne la remarquât pas, précaution élémentaire pour ne pas être identifié trop facilement ! Il se dirigea vers le centre ville et entra dans un parking souterrain. Il avait beaucoup de temps devant lui, c’est pourquoi il décida de patienter agréablement en allant voir un film.

 

A la sortie du cinéma, ayant encore du temps devant lui Edouard s’enquit d’un restaurant. Il aperçut une brasserie où il dîna de fort bon appétit. Il était vingt-trois heures quand, rassasié, il mit le nez dehors. Il arpenta les rues au hasard et finit par dénicher un bar à whisky où il passa la soirée. Il en sortie à deux du matin. Il était temps d’agir !

 

Il récupéra sa voiture et reprit la direction de la maison de Marguerite. La rue, déjà peu fréquentée dans l’après-midi, était déserte. Seuls les aboiements d’un chien au loin perçaient le silence de la nuit. Il rangea sa Peugeot dans une rue adjacente, ouvrit le coffre duquel il retira une mallette, enfila une paire de gants en plastique, puis des gants de cuir, referma le coffre et, une lampe de poche à la main, se dirigea vers la maison. Personne à l’horizon ! Il escalada prestement le muret et alla droit à la porte d’entrée qui, comme il l’avait présumé, n’était pas muni d’une serrure de sûreté et en un tour de main il eut tôt fait de la crocheter proprement.

 

Il poussa la porte qu’il referma derrière lui. Il alluma sa torche électrique : il était dans le hall d’entrée. Il avisa un interrupteur qu’il actionna et constata que le courant était coupé. Il faudrait qu’il trouve le compteur électrique s‘il voulait mener à bien son expédition. La chance lui sourit, car après avoir ouvert une porte à sa gauche, qui donnait sur la cuisine, la porte suivante était celle d’un placard ; et la première chose qui se présenta à lui était le compteur espéré. Il enclencha le disjoncteur en espérant qu’il n’illuminerait pas toute la maison. Mais la propriétaire était précautionneuse et aucune lumière ne s’éclaira.

 

En poussant la porte à sa droite il entra dans un grand salon qu’il balaya avec sa torche et il eut la satisfaction d’apercevoir un bureau sur lequel trônait l’objet de sa convoitise, un ordinateur, un bon vieux Mac n’ayant aucun secret pour lui. Il l’alluma, et pendant que l’appareil chargeait ses fichiers, il enleva ses gants de cuir en ne gardant que les gants en plastique plus pratiques pour actionner les touches de l’ordinateur ! Il sortit de sa mallette un disque dur qu’il brancha. Il s’installa devant l’écran et fit une sauvegarde du fichier documents. Il avait une chance d’y trouver des choses intéressantes. Puis il consulta la boîte mail en commençant par désactiver la connexion car il ne voulait pas laisser de traces de son passage. Les messages non effacés étaient nombreux et il en fit une copie qu’il examinerait plus tard. Il fallait maintenant qu’il jette un coup d’œil sur I Photo. Là, il ne fut pas déçu ! « Tu as touché le gros lot mon pote ! » s’exclama-t-il. Mais pas question de perdre du temps. Il repéra les fichiers correspondants et en fit également une copie.

 

Il examina le tiroir du bureau qui ne recélait rien d’intéressant en dehors d’une clé USB qu’il fut tenté d’emporter. « Je suis pas un voleur et pas la peine d’en faire une copie, je n’y trouverai rien de plus que dans l’ordinateur »se dit-il et il la redéposa dans le tiroir. La partie gauche du bureau comportait des dossiers suspendus bien étiquetés. Il parcourut les titres et son attention fut attirée par celui intitulé banque. Il contenait une quinzaine de relevés mensuels qu’il n’avait le temps d’étudier. En faire des copies sur l’imprimante prendrait un peu de temps, mais pas question de les emporter, et il prit malgré tout le parti de les photocopier.

 

Il débrancha son disque externe, le remit dans la mallette, avec les photocopies des relevés bancaires, éteignit l’ordinateur, renfila ses gants de cuir, revint au compteur électrique qu’il coupa, ouvrit doucement la porte d’entrée en s’assurant que la rue était toujours déserte, sortit en la verrouillant soigneusement, se dirigea vers le muret qu’il escalada et revint à sa voiture dans laquelle il redéposa sa mallette et ses deux paires de gants, s’assit au volant et démarra doucement après avoir programmé son GPS sur son domicile et mis la radio sur France Musique.

 

Mission accomplie ! Il était satisfait de sa prestation qui s’était déroulée sans anicroche. Bien malin celui qui serait capable de détecter son passage. Marguerite même, ne saurait jamais qu’un intrus s’était introduit dans sa maison et avait piraté son ordinateur. Sa moisson de enseignements était prometteuse et Léon serait content. Du travail de professionnel !

 

Il arriva chez lui au petit matin. Il se glissa avec précaution dans le lit conjugal pour ne pas réveiller Juliette. Mais celle-ci ouvrit un œil ensommeillé et lui demanda si tout allait bien, car elle était toujours inquiète de ses expéditions nocturnes et était soulagée quand il revenait sain et sauf. Elle se blottit contre lui et se mit à le caresser. Bien qu’il fût recru de fatigue il ne résista pas à l’appel de la nature et c’est apaisés et détendus que les deux protagonistes se rendormirent jusqu’à midi.

 

-       On remet ça ? dit Juliette à peine réveillée.

 

-       D’accord, on remet ça, répondit Edouard qui se dit in petto « Je devrais découcher plus souvent ! », mais d’abord, reprenons des forces et cassons une petite croûte.

 

Ils déjeunèrent et se recouchèrent illico pour une sieste qui se prolongea jusqu’au milieu de l’après-midi. Edouard après avoir pris une douche passa le reste de la journée et de la soirée à étudier les documents et les photos qu’il avait rapportés de son expédition grenobloise. Il allait de découverte en découverte et jubilait de satisfaction. Le lendemain il téléphona à Léon pour lui proposer un rendez-vous pour lui rendre compte de sa mission.

 

-       Tu as bien travaillé ? Je vois que tu as été rapide et sans doute efficace comme d’habitude. Ce soir ça te va ? Oui ? Alors à ce soir.

 

C’est Maria qui accueillit Edouard.

 

-       Tu n’es pas venu avec Juliette ? Elle va bien ? Je vais l’appeler pour prendre de ses nouvelles. 

Elle le conduisit au salon où l’attendait Léon. Après les salutations d’usage Edouard entra tout de suite dans le vif du sujet et sortit un ordinateur portable de sa serviette.

-       Je vais te montrer des photos et tu me diras ce que tu en penses et il fit apparaître à l’écran une dizaine de photographies.

-       Je vois des messieurs assis à la terrasse d’un café ou d’une brasserie, répondit Léon.

-       Et sur celles-ci ? reprit Edouard montrant une nouvelle série de photographies.

-       C’est Marguerite attablée aussi à une terrasse de café ou de brasserie, filant le parfait amour avec des messieurs inconnus et tous différents, commenta Léon. Elle n’a pas mauvais goût ma foi, encore que je ne sois pas le meilleur juge en matière de beauté masculine. Je la découvre sous un jour nouveau, mais après tout elle est libre et a bien raison d’en profiter, n’est-ce pas ?

-       Voilà encore une série intéressante.

-       Mazette ! Ca se corse of course, comme dirait un ami de l’Ile de Beauté, qui se targue de parler anglais. Un homme nu allongé sur un lit de chambre d’hôtel si j’en augure de l’ameublement. J’ai l’impression que ce sont les mêmes que tout à l’heure, non ? 

-       Si fait, ce sont bien les mêmes. Mais j’ai encore mieux à te présenter.

 

A ce moment Juliette entra dans le salon pour les prévenir qu’elle avait invité Maria à diner et qu’elle serait là dans un moment. Elle jeta un coup d’œil en direction de l’ordinateur et intriguée s’en approcha.

 

-       Vous ne vous ennuyés pas messieurs, moi qui croyais que c’était une réunion de travail ! 

-       Ne te fie pas aux apparences, répondit Léon, nous travaillons très sérieusement. 

-       Tu moment que ça vous amuse, je n’y vois pas d’inconvénients, mais je vous préviens, si dans une demi-heure vous n’êtes pas au salon pour l’apéritif, je vous envoie la police des mœurs !

 

Elle partit en riant sous cape, satisfaite de sa répartie. Les deux hommes reprirent leur entretien.

 

-       Alors là, les choses se précisent ! s’exclama Léon. Marguerite les a rejoints au lit, ce qui ne les laisse pas indifférents me semble-t-il. J’attends la suite avec impatience !

-       Eh bien, la voilà la suite, dit Edouard. 

-       A la bonne heure ! Maintenant c’est carrément porno ! Marguerite se livrant à une spécialité sanclaudienne bien connue dans le Jura ! Elle a la technique ou je ne m’y connais pas ! Bravo l’artiste ! Tout cela est bien beau, mais ça nous mène où d’être éclairé sur l’activité sexuelle de notre amie ? 

-        Attends, ce n’est pas terminé, j’ai d’autres photos à te montrer. Celle-ci par exemple. 

-       Ce sont celles de la terrasse, sauf que les messieurs sont en compagnie d’une dame qui n’est pas Marguerite, répondit Léon. 

-       Mais si tu les compares une à une aux premières tu verras la terrasse est la même, que la pose du monsieur est identique, et surtout que la dame a la même attitude et porte les mêmes vêtements que Marguerite ! Et ce n’est pas fini. Examine la deuxième série de photos du lit : ce sont bien les mêmes hommes et le corps de la femme est le même, seule la tête est différente et représente une inconnue. Quant à la série de la scène que tu qualifies de sanclaudienne, les choses sont plus complexes. Si tu fais abstraction de la tête des hommes et de la femme, les corps et leur position sont strictement identiques sur toutes les photos de la série ! 

-       Et tu en déduis quoi ? 

-       Mais qu’il s’agit d’un montage photographique ! Dans la dernière série il n’y a qu’une seule photo sur laquelle on a greffé les têtes de la première série ! 

-       Dans quel but ? 

-       Parce que Marguerite ne veut pas qu’on l’identifie, pardi ! 

-       Mais à quoi rime tout ça ? 

-       Les documents que j’ai ici nous aideront, je pense, à résoudre l’énigme, répondit Edouard en tirant une liasse de feuillets de sa mallette. Ce sont les photocopies des relevés bancaires de Marguerite dont je t’épargne la lecture. Je résume donc. Côté dépenses, rien de particulier à signaler, elle a plutôt un train de vie modeste. Le côté recettes est plus intéressant. Elle touche chaque mois la pension alimentaire que lui sert son mari. La somme est coquette et suffit largement à ses besoins. En outre, tous les trimestres, l’agence immobilière qui s’occupe de la location de son appartement lui verse le montant du loyer. Elle est donc plus qu’à l’aise et peut se permettre de ne pas travailler. Mais ce n’est pas tout ! On voit apparaître, sans périodicité régulière, des sommes de trois à cinq mille euros déposés en argent liquide ! Quand son compte est pléthorique elle fait un virement sur un compte d’épargne, mais son train de vie reste le même…

-       Je trouve plutôt que le mystère s’épaissit et je ne vois toujours pas à quoi tout cela rime, insista Léon. Quelle explication donner à tout ça, les photos pornos, ces sommes d’argent importantes d’origine inconnue ? 

-       J’en vois une, moi ! répliqua Edouard. Cet argent est le fruit d’un chantage à l’égard des hommes qu’elle séduit et qu’elle photographie ensuite dans des situations … délicates. 

-       Tu prétends qu’elle les menace, contre remise d’argent, de révéler les photographies à des tiers, leur femme par exemple ? 

-       Ou leur employeur, ou à des personnes qui pourraient s’en servir contre eux, on peut tout imaginer. Mais je ne vois pas d’autres explications plus satisfaisantes.

 

-       Bon, admettons. Mais tu affirmes qu’elle a un train de vie modeste, des revenus plus que confortables, et par conséquent qu’elle n’a pas besoin de cet argent.

-       Oui, là réside la faiblesse de mon argumentation, je te l’accorde. Mais la perversité humaine n’a pas de limite et elle peut se livrer à ses manigances gratuitement, pour le plaisir ! A moins qu’elle ait un compte à régler avec la gent masculine. L’un n’empêche d’ailleurs pas l’autre ! Je maintiens ma théorie tant qu’on ne m’aura pas persuadé de sa fausseté en m’en proposant une autre  plus convaincante ! En tout cas elle devrait intéresser le commandant Granier. 

-       C’est ça ! Je vais aller le trouver et lui montrer les photos et les relevés bancaires en lui disant que mon ami Malissard me les a procurés en cambriolant une villa grenobloise ! Viol de propriété, vols de documents ! Tu as envie de te retrouver en cabane après avoir perdu ta licence ! Et moi, simple receleur, admis à faire valoir mes droits à la  retraite après quelques mois passés en ta compagnie !

-       Evidemment… Mais tu pourrais, mine de rien, orienter son enquête ? 

-       Pas question ! Qu’il se débrouille ! Et puis ta théorie est bien belle, mais elle n’explique en rien la disparition de Fernand. Tu n’as d’ailleurs trouvé aucune photo de lui ? 

-       C’est vrai. Peut-être qu’il n’est pas tombé dans le panneau et que la Desanges a modifié sa stratégie en l’attaquant par un autre angle ? Peut-être aussi que sa rencontre avec Solane a encore brouillé les cartes ? En tout cas tu as fait du bon boulot et je t’en remercie encore, alors que je devrais plutôt t’engueuler pour avoir pris des risques aussi grands.

 

A suivre.

                           
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14 décembre 2011 3 14 /12 /décembre /2011 10:52
           

Chapitre 1

   

Il jeta un coup d’œil sur la pendule. Elle marquait dix-sept heures quinze. Dans un quart d’heure les employés sortiraient ; il fermerait l’agence et rentrerait chez lui. Fernand Cluzier s’ennuyait ferme à son travail, lui qui avait rêvé de devenir  un acteur célèbre. Mais ses rêves d’adolescent ne s’étaient pas réalisés. Son père l’entendait d’une autre oreille et avait coupé court à toutes ses chimères. Il lui avait dit : « d’abord passe ton bac et fais-toi une situation.  Si après ça ta vocation est chevillée au corps, alors tu auras tout le temps de réexaminer la question. » Ce temps ne vint jamais et il reconnut assez vite qu’il n’avait aucun talent d’acteur. Il ne lui avait fallu qu’une courte expérience dans une troupe de théâtre amateur, pour qu’il se rendît très rapidement compte, que là n’était pas sa vocation. Mais il avait gardé une passion pour le théâtre et fréquentait assidument les scènes de la région lyonnaise, des plus prestigieuses aux moins connues. Il allait, aussi souvent que ses finances le lui permettaient, voir les spectacles parisiens et n’aurait, pour un empire, jamais manqué les Nuits de Fourvière et le festival d’Avignon. Ce n’est pas par hasard qu’il avait mis toutes ses économies dans l’achat une petite propriété, non loin de la ville du Palais des Papes !

Pour le moment il était, grâce au piston paternel, chef d’agence d’une grande banque lyonnaise et reconnaissait que l’insistance mise par son père à contrarier sa vocation lui avait permis de parvenir à un poste enviable et plutôt bien payé. Mais qu’est-ce qu’il s’ennuyait !

A dix-sept heures trente sa secrétaire apparut dans l’entrebâillement de la porte en lui disant :

- Si vous n’avez plus besoin de moi je vais partir. 

- Non, non, à demain Henriette. 

- A demain monsieur. Surtout n’oubliez pas de signer le courrier !

C’était un plaisir que de travailler avec elle. Elle était compétente et consciencieuse, lui rappelant discrètement un rendez-vous ou une tâche qu’il allait oublier, réparant délicatement et avec tact ses bévues et ses négligences, toujours là quand il avait besoin d’elle et ne rechignant pas à rester le soir pour les nécessités du service. C’était une grande et belle jeune femme d’une trentaine d’années, célibataire, dont il ne savait rien de sa vie sentimentale ou amoureuse. Il ne lui avait jamais posé la moindre question à ce sujet et il pensait qu’elle lui en savait gré. Il l’examinait parfois à la dérobée et admirait sa silhouette racée et son élégance sobre. En un mot elle était désirable mais il n’avait jamais songé à lui faire la cour, car il avait reçu pour principe (merci papa !), que le sexe et le travail ne font jamais bon ménage.

Il éteignit son ordinateur, rangea son bureau, parcourut les locaux en fermant les portes des bureaux qui étaient restées entrouvertes, descendit les rideaux de fer et sortit par une porte blindée située à l’arrière du bâtiment qu’il referma soigneusement et il se dirigea vers une bouche de métro toute proche. Il prendrait un bus  à Perrache qui le conduirait à  deux cents mètres de chez lui à Dardilly où il arriverait vers dix-huit heures trente.

Sa femme était absente, mais il ne s’en formalisa pas car elle était coutumière du fait. Ils étaient mariés depuis près de quinze ans, mais depuis plusieurs années la discorde régnait dans le ménage, au point qu’ils faisaient chambre à part et s’adressaient à peine la parole. Pourtant ni l’un ni l’autre ne songeait au divorce : elle, parce qu’elle n’avait aucuns revenus personnels et qu’une pension alimentaire, même substantielle, à supposer qu’elle obtienne le divorce en sa faveur, ne lui permettrait pas de maintenir son train de vie actuel ; lui, parce qu’il aurait fallu vendre la villa à laquelle il demeurait viscéralement attaché et aussi parce qu’il n’aimait pas les complications et tenait à son petit confort personnel. Un modus vivendi tacite s’était donc établi entre eux pour que tout reste en l’état. L’atmosphère était lourde mais supportable dans la mesure où ils évitaient les conflits ouverts.

Il ne savait pas à quelle heure elle rentrerait, ni si elle rentrerait le jour même, car elle découchait souvent. Avait-elle un amant ? Il ne s’en souciait guère, encore qu’il pensât que c’était improbable. Il lui arrivait souvent de passer la nuit chez une copine. Qu’elle eût des relations homosexuelles ne l’eût pas plus étonné que ça. C’était une vague intuition étayée par de petits détails, comme des regards furtifs avec des femmes croisées dans la rue. Que lui importait après tout du moment qu’elle lui fichait la paix ! Quant à lui, sa vie amoureuse n’était guère mouvementée, des relations peu fréquentes et éphémères. Sa tranquillité avant tout !

Il entra dans la cuisine moderne immense et bien équipée - c’était un euphémisme - : four à vapeur, four à pyrolyse, four micro-onde ultrasophistiqué que personne ne savait faire fonctionner, four basse température qui n’avait jamais été utilisé, réfrigérateur américain avec écran relié à internet, deux plaques à induction, deux lave-vaisselle, (pourquoi grand Dieu !), friteuse intégrée dans le plan de travail en acier brossé, machine à café non moins intégrée dans un meuble, deux hottes escamotables… complétaient cet inventaire à la Prévert ! Sans compter une foultitude d’appareils ménagers et de gadgets culinaires les plus improbables, le tout état neuf garanti ! Il regrettait parfois d’avoir investi tant d’argent pour une pièce qui servait aussi peu …

Il ouvrit le frigo qui lui offrit l’image de la désolation : deux yaourts périmés, un morceau de gruyère racorni, une plaquette de beurre rance et dans le bac à légumes, une carotte et une courgette ratatinées. Le compartiment congélateur débordait de surgelés, qu’il ne prit pas la peine d’ouvrir parce qu’il en avait assez de cette nourriture industrielle et insipide. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il était un peu tard pour se ravitailler à l’épicerie et à la boucherie locales. Il décida d’aller au restaurant mais la perspective de diner seul ne lui souriait guère.

Le téléphone sonna. C’était peut-être Solane qui daignait l’informer de son emploi du temps de la soirée ? Il décrocha.

- Allô ! Fernand ? 

Il reconnut la voix très caractéristique de Mathilde Grasset, une amie de sa femme. 

- Mathilde à l’appareil. Tu vas bien ?

Avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle enchaina 

- Tu peux me passer ta femme ? 

- Désolé, elle est absente.

  - Je la rappellerai alors un peu plus tard dans la soirée.

- Je ne sais pas si elle rentrera ce soir et je ne sais pas où elle est, car elle ne me communique pas toujours son emploi du temps… Je pensais même qu’elle couchait peut-être avec toi ce soir.

- Dis-lui de me rappeler à son retour.

- Je n’y manquerai pas.

Une idée germa soudain dans l’esprit de Fernand.

- Es-tu libre ce soir ? Je t’invite à diner.

- Chez toi ? 

- Non, au restaurant. 

- D’accord pour le restaurant, mais tu n’as pas plutôt une autre idée derrière la tête ? Car si tu imagines une partie de jambes en l’air pour clôturer la soirée, ne compte pas sur moi.

- Mais non, je t’assure, mes intentions sont pures, aussi pures que celles de l’enfant qui vient de naître. 

- Admettons… Admettons… Je ne suis pas sûre que cette invitation plairait à Solane… 

- Il n’y a pas de raisons qu’elle l’apprenne et après tout je m’en fiche ! Et elle aussi sans doute ! 

- Mais moi, je risque de perdre ma meilleure amie ! Tant pis ! J’accepte ta proposition, mais tu connais les conditions ? 

- OK. Je te prends dans une heure, ça te va ? 

- Très bien, ça me laisse le temps de me préparer. 

Mathilde était une amie d’enfance de sa femme qu’il appréciait beaucoup. Elle était gaie, enjouée, très bavarde, mais d’un babil agréable et plein d’humour. C’était une célibataire endurcie et elle affirmait haut et fort son hostilité, non seulement au mariage, mais à toute forme de cohabitation. Elle disait volontiers : « Il n’est pas encore né celui qui me mettra la corde au cou ». Elle ajoutait pourtant, non sans humour : « Ne dis jamais, fontaine je ne boirai pas de ton eau ! » Elle était très discrète sur sa vie amoureuse et on ne l’avait jamais vue s’afficher avec un homme. Fernand n’avait jamais flirté avec elle, aussi sa mise en garde ne laissa pas de l’étonner. Ne serait-ce pas plutôt elle qui aurait une petite idée derrière la tête ? Cette pensée l’émoustilla et il en vint à espérer que la soirée pourrait se terminer… pieusement. (C’était bien évidemment à un lit auquel Fernand faisait allusion ! ajoutons-nous à l’usage de quelques lecteurs peu perspicaces qui n’auraient pas saisi l’allusion).

                           

Chapitre 2

   

Une heure plus tard il sonnait à la porte de Mathilde qui vint lui ouvrir vêtue d’une robe de Christian Lacroix explosant de couleurs vives. Elle était chaussée d’escarpins assortis bleu Majorelle du plus bel effet. Il la félicita pour son élégance raffinée. Elle rougit de plaisir. 

- J’ai réservé chez Antoine, ça te va ? 

- J’adore ! 

Antoine était une brasserie à la mode où le tout Lyon se retrouvait. C’était un des rares endroits où l’on s’habillait encore. Le décor était kitch et les serveurs stylés et d’une amabilité rare. Un maitre d’hôtel les accompagna jusqu’à leur table, leur présenta la carte et leur souhaita bon appétit. Un serveur lui succéda pour leur demander s’ils désiraient prendre l’apéritif. 

- Oui, répondit Fernand, deux coupes de champagne. 

Puis s’adressant à Mathilde : 

- Tu ne fais preuve d’aucun ostracisme à l’égard du champagne, n’est-ce pas ? 

- Non, non, plutôt deux fois qu’une ! 

Il la prit au mot, et se retournant vers le serveur qui déjà s’éloignait, il ajouta : 

-  Garçon ! non pas deux, mais trois coupes ! 

- Bien, monsieur, fit le garçon qui ne manifesta aucune surprise. 

Il revint un instant après et sembla hésiter.

- Deux pour madame et une pour moi, s’empressa de dire Fernand pour ne pas le mettre dans l’embarras.

Impassible, le garçon aligna deux coupes devant Mathilde qui, dès qu’il fut hors de portée de voix, s’exclama : 

- On va me prendre pour une alcoolo.

- Un moment de honte est vite passé dit le bon peuple, à ta santé !

- Tu as raison, buvons !

 Puis ils se plongèrent dans la carte. Mathilde avait envie de lyonnaiseries et choisit un saladier lyonnais en entrée, suivi d’une quenelle sauce Nantua. Fernand l’imita, mais opta pour une tête de veau ravigote en second plat. Le tout accompagné d’une côte de brouilly; un beaujolais s’imposait d’après lui avec ces plats roboratifs. En attendant d’être servis, Mathilde lui dit :

- Je voudrais te poser une question. Tu crois que Solane est homosexuelle ? 

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- Eh bien, au téléphone tu m’as demandé si elle était venue coucher avec moi ! 

- Ne joue pas sur les mots, c’était une façon de parler. Je voulais simplement savoir si elle passait la nuit chez toi comme elle le fait quelquefois. 

- Réponds quand même à ma question. 

- Je me pose parfois la question… 

- Pour quelles raisons ? 

- La façon dont elle regarde les femmes, son peu d’intérêt pour les hommes… et pour moi ! Rien de bien précis. Une intuition quoi. Toi qui es sa copine tu dois savoir ce qu’il en est. Alors je t’écoute ! Ma femme est-elle gouine, oui ou non ? 

- Quel vilain mot ! Oui, ta femme est homosexuelle. Non, je ne couche pas avec elle. Ce n’est ni une tare ni une maladie. Cela ne l’empêche pas d’être une fille épatante que j’aime beaucoup. 

- Mais ça ne l’empêche pas non plus d’avoir aussi des amants et ça n’en fait pas une épouse modèle ! 

- Tu es peut-être pour quelque chose dans vos histoires de couple, non ? 

- Sans doute… Mais je suis doublement cocu et ça ne me fait pas vraiment plaisir ! Pour dire la vérité plus crument : ça m’emmerde, oui ça m’emmerde ! 

- Calme toi, on nous regarde ! Je croyais que tu étais indifférent et que vous viviez en toute indépendance. 

- Je le croyais aussi. 

- Excuse-moi, je n’aurais pas dû te dire tout cela.

- Non, tu as bien fait. Je me mentais à moi-même car au fond je m’en doutais, mais c’est toujours difficile d’affronter la réalité. Un jour j’ai entendu une petite fille dire à son père pour son anniversaire : « c’est dur d’avoir trente neuf ans ». Moi je dirai plutôt c’est dur de vivre tout court… 

Les larmes lui vinrent aux yeux. Mathilde lui prit affectueusement la main et la caressa doucement.  Il fut sensible à cette manifestation d’amitié et lui sourit. 

- Allons, parlons d’autre chose. Parle-moi de toi. Tu es heureuse ? 

- On peut dire ça, oui, si le bonheur consiste à ne pas subir des calamités et à jouir des petits plaisirs de la vie au fur et à mesure qu’ils se présentent. Malheureusement on n’est pas maitre des calamités et des malheurs qui peuvent survenir à chaque instant.  Pour l’instant j’ai été épargnée par le sort. L’important est de ne pas forger son propre malheur soi-même en se mettant dans des situations impossibles, tu ne crois pas ? 

- Si, mais on ne maitrise pas toujours les choses. Je suis peut-être indiscret, mais as-tu quelqu’un dans ta vie ? 

- Pas en ce moment. J’ai eu quelques liaisons, jamais bien sérieuses, et j’en aurai probablement d’autres, mais je ne souhaite pas m’engager, ma vie de célibataire m’apporte beaucoup de satisfactions. Peut-être qu’un jour je trouverai l’âme sœur, qui sait ? En attendant je suis heureuse comme ça. Ca peut paraître  égoïste sans doute.

Un serveur s’approcha qui leur demanda s’ils prendraient un dessert. Mathilde commanda une assiette de fruits frais et Fernand une cervelle de canut, un savant mélange de fromage blanc, d’herbes et de vinaigre, spécialité typiquement lyonnaise. Ils terminèrent par un café et quittèrent le restaurant tard dans la soirée.

Fernand ramena Mathilde chez elle et celle-ci, contrairement à son attente, mais conformément à son désir secret, l’invita à prendre un dernier verre. Elle l’introduisit dans un salon de style Louis XV qui lui parut anachronique et guindé dans cet appartement aussi exigu. Mathilde dut percevoir sa réaction à son regard désapprobateur et crut bon de préciser que c’était  l’héritage de ses parents, un peu encombrant, que sa piété familiale lui interdisait de se séparer. Elle lui montra le bar, lui disant de se servir et s’absenta un moment.

Elle réapparut bientôt dans l’encadrement de la porte en déshabillé de satin blanc, pantalon et longue tunique. Fernand la regarda en souriant. « Que les femmes sont retorses » pensa-t-il. Mathilde s’approcha sans mot dire, lui retira sa veste qu’elle jeta sur le canapé, le prit par la main et l’entraina dans la chambre…

   

Chapitre 3

     

Assis à son bureau du commissariat du deuxième arrondissement de Lyon le commissaire Léon Bourgeois était joyeux. Dans une demi-heure il aurait tout un week-end devant lui. Et pas n’importe quel week-end ! L’heure du week-end helvétique avait sonné ! Ce qui n’arrivait que cinq ou six fois par an, hélas ! trop peu à son goût, mais il ne pouvait pas abuser de l’hospitalité de ses amis suisses.  Mais tout cela  mérite une explication.

Le commissaire avait une passion, d’aucuns diront un vice, la fréquentation d’établissements échangistes, activité on le comprendra pas très recommandable pour un représentant de la force publique et magistrat de surcroît … Il s’était risqué une ou deux fois dans un établissement lyonnais, mais avait vite jugé, avec raison, qu’il serait un jour ou l’autre reconnu et il avait cessé ces visites trop compromettantes. Le dépaysement en Suisse lui avait paru la meilleure solution, d’autant qu’il avait des amis à Genève qui le recevraient, lui et sa femme, avec le plus grand plaisir. Un inconvénient pourtant : ses voyages répétés en Suisse attireraient à coup sûr l’attention des services de la DST, dont il eut vite fait de repérer l’agent qui le surveillait. Pendant près d’un an il se contenta de passer son week-end en compagnie de ses amis genevois, avec lesquels il visitait Genève et ses environs, sans jamais mettre les pieds dans un lieu équivoque. L’agent, dont il s’amusait à observer le manège et à dépister parfois, finit par être rassuré sur son comportement et cessa sa surveillance. Le commissaire continua pourtant à être très vigilant et s’assurait toujours qu’il n’était pas suivi quand il se livrait à son activité favorite. Bien lui en pris, car l’agent, méfiant comme il se doit, réapparaissait à ses trousses de temps en temps. 

Mais revenons un instant sur la passion du commissaire. Echangiste n’est pas le mot approprié, il faut le troquer contre celui de voyeur, car ce qui l’intéressait avant tout c’était de regarder ! Il aimait contempler les couples en action mais ne participait jamais à leurs ébats. Il réservait l’excitation qu’il ressentait, à sa femme lord de  leurs retours nocturnes… Celle-ci, Maria, s’adonnait aux joies des plaisirs saphiques et cédait très rarement aux sollicitations masculines nombreuses, car malgré la cinquantaine passée, elle était encore très belle et séduisante. Sa fierté était d’avoir été, il y a plus de trente ans, finaliste au concours de miss France. Elle avait échoué de peu à monter sur le podium. Avant son mariage avec Léon, de deux ans son ainé, elle était un mannequin très prisé des maisons de haute couture parisiennes, mais à la demande de son mari, elle avait abandonné, non sans regrets, cette activité. 

En approchant de chez lui, à Dardilly, le commissaire Bourgeois croisa son voisin Fernand Cluzier. Il s’arrêta pour le saluer et lui demander de ses nouvelles. Ils avaient fréquenté le même collège et s’étaient perdus de vue après le bac. Le hasard avait fait qu’ils habitaient à deux cents mètres l’un de l’autre et qu’ils tombèrent un jour nez à nez au cours d’une promenade dans le lotissement qu’ils partageaient. Depuis, sans avoir des relations très étroites, car leurs épouses n’avaient pas vraiment sympathisé, ils se retrouvaient de temps en temps autour d’un verre. « A un de ses jours » dit Léon en prenant congé. 

Quand il rentra chez lui il trouva sa femme toute pimpante. Elle avait partagé son après-midi entre le coiffeur, l’esthéticienne et la manucure.

- Magnifique ! Splendide ! Tu embellis de jours en jours ! exulta Léon qui commença à la lutiner.

  - Du calme, du calme ! On verra ça demain, je ne veux pas que tu me défrises. Comme disait ma grand-mère : « Tout ce que tu voudras, mais ne chiffonne pas ma coiffe ! »

- C’est bien les femmes ! Elles font tout pour vous titiller et vous laisse ensuite la langue pendante !

- Patiente mon chéri, ça n’en sera que meilleur demain.

- Tu as raison, fais monter la pression, mais c’est quand même cruel ! dit-il en éclatant de rire. 

Le lendemain, ils partirent de bonne heure, de manière à arriver pour le déjeuner chez leurs amis suisses, Eric et Gisella. Comme le temps était maussade, ils passèrent l’après-midi à jouer aux cartes. Le soir ils allèrent au restaurant et se séparèrent à la fin du repas. Leurs amis leurs souhaitèrent « Bonne pioche !  A demain, vous nous raconterez votre soirée. » Ceux-ci ne partageaient pas leur goût, mais n’y trouvaient rien à redire. Après tout, pensaient-ils, chacun trouve son plaisir où il peut et du moment que l’on ne l’impose pas aux autres… Tous les goûts sont dans la nature. Ils trouvaient néanmoins leur passion commune un peu bizarre. En fait seul leur ami s’exprimait sur ce sujet, son épouse n’avait jamais fait la moindre réflexion.

Après le restaurant le commissaire et sa femme s’attardèrent sur les rives du lac en attendant l’ouverture de leur établissement. La pluie avait cessé et la température était douce. Ils s’assirent un moment sur un banc et regardèrent les évolutions des cygnes et des canards barbotant sur la berge. Un écureuil passa en courant qui retint un instant leur attention. 

L’heure venue ils dirigèrent vers le lieu de leur rendez-vous. Il y avait encore peu d’affluence et ils s’installèrent au bar où ils lièrent conversation avec le barman. Les habitués arrivaient peu à peu ; le couple se décida à quitter le bar et fit le tour des salons où les couples, homo ou hétéro, se formaient. Léon ne perdait rien du spectacle; quant à Maria elle scrutait alentour à la recherche de l’âme sœur. Sa quête fut négative et elle allait proposer à Léon de partir quand apparut une femme qui ne passa pas inaperçue. C’était une créature grande et élancée, à la chevelure noir de geai lui descendant jusqu’au milieu du dos ; elle portait des lunettes noires lui dissimulant les yeux, dont on pouvait imaginer qu’ils fussent d’un noir aussi profond que ses cheveux. Elle avait pour tout vêtement une paire d’escarpins à hauts talons qui accentuaient encore la longueur de ses jambes et une courte nuisette transparente. Les regards étaient attirés comme par un aimant par la tache noire qui s’étalait sur son pubis. Léon fasciné ne la quittait pas des yeux. Maria frémissante, et comme hypnotisée, la regardait fixement. Comme un somnambule inconscient de ce qui l’entoure, elle se dirigea lentement vers elle. La divine créature s’en aperçut et s’avançant à son tour, dit : 

       - Je m’appelle Juliana et je suis charmée de vous rencontrer.

        - Et moi, Maria, répondit celle-ci, et voici Léon, mon mari.

 Juliana s’adressant à celui-ci, lui dit :

         - Permettez-vous, Léon, que j’accapare quelques instants votre charmante épouse ?  

-       Volontiers, mais à la condition que j’assiste à votre entretien, dit Léon. 

-        Je pose une condition à mon tour, qui est que vous ne participiez à aucun moment au débat. 

-       C’est ainsi que je l’entendais répliqua Léon. 

-       Alors tout est bien et nous sommes d’accord mon cher Léon.

Elle prit la main de Maria, qui se laissa conduire comme une enfant dans un salon voisin, suivie par Léon.

Nous laisserons ici nos protagonistes jusqu’à leur sortie. Nous aurions souhaité décrire la scène qui suivit à nos fidèles lecteurs, mais un attroupement immédiat et dense s’étant formé autour des deux femmes, nous n’avons pu nous approcher assez près pour avoir accès au spectacle; nous le regrettons vivement et nous prions nos lecteurs d’avoir l’indulgence de nous pardonner cette regrettable lacune dans notre compte-rendu. Sans doute ont-ils suffisamment d’imagination pour se figurer ce qui suivit. 

Quand le commissaire et son épouse rentrèrent ils eurent la surprise de trouver leurs amis dans le salon. Ceux-ci avaient terminé la soirée chez des amis  et comme ils étaient rentrés tard et n’avaient pas sommeil, ils décidèrent d’attendre leurs amis français. Leurs mines réjouies les convainquirent que leur virée nocturne les avait comblés, mais ils restèrent discrets et ne posèrent pas de question.  Eric proposa à Léon un cognac et à Maria et Gisella une liqueur qu’elles acceptèrent. Eric imita Léon et se servit un cognac. La conversation languit un peu et les quatre amis semblaient plongés dans leurs pensées quand une voix se fit entendre qui disait : « J’aimerais faire l’amour avec Maria ». En réalité la proposition était beaucoup plus prosaïque et crue, mais par respect pour nos lecteurs, et pour ne pas choquer les consciences, nous n’en donnons qu’une version censurée et édulcorée. Les têtes se tournèrent vers la direction d’où venait la voix. C’était celle de Gisella.

-       Qu’est-ce que tu as dit ma chérie ? demanda Eric.

-       Tu as bien entendu, vous avez tous bien entendu, j’ai dit : « J’aimerais bien faire l’amour avec Maria ».

Eric était stupéfait. Qu’arrivait-il à sa femme, habituellement si discrète et si prude ? Il était incapable de réagir et de dire quoi que ce soit. Léon étonné n’en revenait pas de cette répartie directe et sans ambiguïté de la part d’une femme aussi réservée que Gisella. Seule Maria avait gardé tout son sang froid. La surprise passée elle s’approcha de Gisella et lui dit :

-       Ma chérie, rien n’est plus facile, mais que ne l’as-tu dit plutôt. Que de temps perdu ! 

-       Je n’osais pas et je n’imaginais jamais avoir le cran de le dire un jour, répliqua Gisella en rougissant. 

Maria la prit par la main et l’emmena dans sa chambre. Léon mourait d’envie de les suivre mais par respect pour Eric il s’abstint. Celui-ci était encore abasourdi, sans réaction. Léon lui servit un second cognac qui le fit sortir peu à peu de sa torpeur. « Quand je pense que nous sommes mariés depuis plus de trente ans et que je m’aperçois qu’aujourd’hui que je ne la connais pas vraiment ! » 

Les deux femmes, souriantes, firent bientôt leur apparition et revinrent s’asseoir à leurs places respectives. 

-       Je n’ai pas envie de dormir, dit Maria, et je pense que vous êtes tous comme moi. Alors, si nous allions manger une soupe à l’oignon ! C’est l’heure et ça nous requinquerait ! Je suis épuisée, quelle nuit ! Je m’en souviendrais longtemps et Gisella aussi je crois ! N’est-ce pas Gisella ? 

Celle-ci ne répondit rien mais lui sourit d’un air entendu, puis regarda son mari d’un air attendri et câlin. « Tu ne m’en veux pas mon chéri ? C’était si bon ! » Celui-ci la considéra avec émotion et lui répondit « Non, mais la prochaine fois laisse-moi t’accompagner, veux-tu ? "  Sur ce les quatre compères allèrent à la recherche d’une brasserie encore ouverte à cette heure tardive de la nuit.

         

Chapitre 4

       

Marguerite Desanges préparait son départ pour Bourg-en-Bresse le lendemain. Elle avait rendez-vous, sous le pseudonyme de Jenny, avec un certain Bruno Mercier, avec lequel elle correspondait sur un site de rencontre depuis quelques semaines. Elle connaissait peu de choses sur lui. C’était un homme de trente-huit ans, marié avec une femme âgée d’un an de plus que lui, sans enfants, architecte, donc de situation aisée, d’autant plus que sa femme travaillait aussi comme secrétaire de direction. C’était donc une cible idéale pour son dessein. Tous ces renseignements, elle les avait obtenus par bribes au fil des semaines, en posant des questions insidieuses ou indirectes. Bruno s’était dévoilé peu à peu sans s’en rendre compte. Le seul point qui restait à éclaircir était le lieu où travaillait sa femme, point essentiel pour mener à bien son plan. 

Elle irait à Bourg à moto, sa passion et son seul mode de locomotion. Comme elle ne voulait pas se présenter en tenue peu avantageuse de motard il lui fallait trouver un hôtel près du lieu de rendez-vous. Un hôtel bon marché ferait l’affaire car elle n’y passerait que le temps de se changer. Elle alla sur internet où elle eut tôt fait de dénicher ce qu’elle cherchait, en s’assurant qu’elle aurait la possibilité de garer son précieux engin. Il lui restait à préparer son bagage. Elle remonta de son garage la mallette de sa moto et y rangea une robe d’été blanche, une ceinture de cuir fauve et une paire d’escarpins blancs, sans oublier sa trousse de maquillage et des sous-vêtements qu’elle choisirait au dernier moment. Puis elle étudia son itinéraire : elle prendrait l’autoroute jusqu’à Montluel et terminerait son parcours à petite allure par les routes des Dombes sinuant entre les nombreux étangs de la région. Ce serait une agréable balade par le temps presque estival de ce mois de mai. 

Marguerite habitait une maison des faubourgs de Grenoble qu’elle avait hérité de ses parents. Elle était divorcée depuis une dizaine d’années. Elle avait connu son mari pendant ses études de droit à Lyon. Il était maitre de conférence à la faculté, à peine plus âgé que ses étudiants. Cela avait été le coup de foudre réciproque et ils s’étaient mariés quelques mois après leur rencontre. Jean Gourmont quitta la faculté et ouvrit un cabinet d’affaires qui devint rapidement prospère et dont la réputation dépassa les bornes de la région. Le couple s’installa dans un appartement luxueux du quartier d’Ainay et fila le parfait amour. La seule ombre au tableau fut la stérilité bientôt confirmée de Marguerite. Jean en fut très affecté et se lança à corps perdu dans son travail. Il quittait son domicile tôt le matin, rentrait tard le soir, voyageait beaucoup pour ses affaires et les liens du couple se relâchèrent. Pendant ce temps Marguerite s’ennuyait dans son immense appartement. Elle eut quelques liaisons éphémères ignorées de son mari. Celui-ci lui fut fidèle jusqu’au jour où il s’éprit d’une de ses clientes à qui il fit un enfant. Loyal, il mit sa femme au courant  et lui proposa le divorce qu’elle accepta sans protester. Jean lui en fut reconnaissant, s’occupa des formalités et prit tous les torts à son compte, lui versant une pension généreuse et lui faisant donation de l’appartement d’Ainay, où elle vécut jusqu’à la mort de ses parents. Elle s’installa alors dans leur modeste maison de Grenoble. Sa pension et la location de son appartement lyonnais lui procurèrent des revenus confortables et elle n’eut pas à se soucier de trouver du travail pour subvenir à ses besoins. Son seul luxe était sa moto, une Harley Davidson de collection qu’elle entretenait presque amoureusement. En dehors de ses balades solitaires dans la région, on ne lui connaissait aucunes fréquentations. Ses relations avec ses voisins étaient cordiales mais distantes, limitées à des remarques sur la pluie et le beau temps. Elle n’acceptait aucune invitation et n’en proposait aucune. Sa vie sentimentale était inexistante et sa vie sexuelle se bornait à ses rencontres sur internet dont on verra plus tard les motivations.

Ses préparatifs étant accomplis, elle alla sur un autre site de rencontre qu’elle avait découvert par hasard il y a quelques jours, Fesse Bouc. L’intitulé l’avait amusé et elle décida de s’y inscrire sous le pseudo de Jenny et de déposer son message habituel : « J’aimerais flâner avec un homme de quarante ans. », l’accompagnant de photos d’elle sur sa moto. Comme elle ne se trouvait pas très sexy dans sa tenue de cuir, elle ajouta une photo la représentant sous son meilleur profil. Un clic, et le message partit sur l’océan numérique comme une bouteille à la mer. Qui sait ? Il s’échouerait peut-être sur une plage hospitalière où quelqu’un le recueillerait et y répondrait ? Encore faudrait-il que ce soit la bonne personne capable de répondre à son attente… Elle ne comptait plus le nombre de messages qu’elle avait lancés à l’aventure. Les réponses étaient nombreuses mais au final la pêche était médiocre et elle en était souvent revenue bredouille. Alea jacta est ! Et elle éteignit son ordinateur. 

Qu’est-ce qui la motivait ? C‘est la question qu’elle se posait elle-même depuis longtemps, sans avoir jamais trouvé de réponse satisfaisante. Ce n’était pas l’argent car elle en disposait suffisamment. Le sexe ? Mais il n’était pas nécessaire de fomenter toutes ces machinations. Elle ne recherchait pas le plaisir et sans être un parangon de beauté, à quarante-deux ans elle était encore très séduisante et les hommes ne lui résistaient pas quand elle usait de ses charmes. Une vengeance à l’égard du sexe fort ? Elle n’éprouvait aucune hostilité envers la gent masculine. Son père avait été comme un Dieu pour elle et elle avait éprouvé un profond chagrin à sa mort. Après son père, le seul homme qu’elle avait vraiment aimé, Jean, avait toujours été bon et généreux avec elle et elle gardait d’excellentes relations avec lui et sa nouvelle femme. Alors quelle explication donner à cette propension gratuite à séduire et à faire chanter des hommes qui lui étaient indifférents ? Une perversité foncière ? Mais pourquoi, pourquoi, cette obsession absurde et incompréhensible qui ne lui causait ni plaisir ni remords ? Une énigme à jamais irrésolue. 

Le lendemain elle arriva à Bourg vers onze heures et demie, ce qui lui laissait largement le temps de se préparer. Elle gara sa moto dans le garage de l’hôtel et, sa mallette à la main, elle prit possession de sa chambre. Une chambre vieillotte avec des relents de tabac, une moquette tachée qui avait fait son temps, des meubles désuets et disparates, la salle de bain d’une propreté douteuse. Elle se déshabilla et prit tout de même une douche. Heureusement les serviettes étaient propres ! Elle rentra dans la chambre, enfila un string et hésita un moment pour savoir si elle mettrait ou non un soutien-gorge. Elle retourna à la salle de bain et se regarda dans le miroir qui surmontait le lavabo. Ses seins étaient sa fierté; ils étaient gonflés et fermes ; ils n’avaient pas besoin de support ! Elle remisa le soutien-gorge dans la mallette… Elle se glissa dans sa robe et la ceintura, enfila ses escarpins, se donna un coup de peigne et une touche de maquillage. Un nouveau coup d’œil au miroir la persuada qu’elle saurait plaire. Elle prit son sac à main et sortit de l’hôtel pour se rendre à son rendez-vous dans un café situé à deux pas de là.

Bruno Mercier l’attendait à la terrasse du café et se leva à son approche. Il la fit asseoir et lui demanda si elle avait fait un bon voyage. Il se sentait intimidé mais Jenny sut le mettre à l’aise. Il la trouvait beaucoup plus jolie que sur les photos et elle lui plut d’emblée. Il ne fut pas avare de compliments et Jenny comprit qu’ils étaient sincères, ce qui la rassura sur ses capacités de séduction et la ravit. Elle examina Bruno à la dérobée et - ce qui la contraria un peu - elle tomba sous le charme. Elle s’en voulait déjà de commettre une mauvaise action avec quelqu’un lui était sympathique, cela lui était beaucoup plus facile quand elle n’éprouvait aucune empathie à l’égard de ses victimes. Bruno lui proposa d’aller déjeuner. 

-       Attends un moment, je vais prendre une photo souvenir ! dit Jenny. 

Elle brandit son compact et photographia Bruno. Le serveur qui passait par là proposa de les prendre tous les deux. Jenny se rassit près de Bruno en se serrant contre lui amoureusement.

Ils quittèrent le café et Bruno la fit monter dans sa voiture garée non loin. Ils s’arrêtèrent devant une auberge située en face de l’église de Brou, qu’il se promit de lui faire visiter après le repas. Bruno était un habitué du lieu et fut accueilli chaleureusement. On les installa dans un coin du restaurant, à l’abri des regards indiscrets. 

-       J’espère que tu ne partiras pas dès ce soir lui demanda Bruno. 

-       C’est ce que j’avais prévu. 

-       Comme l’endroit est sympathique, on pourrait peut-être y passer la soirée ? enchaina Bruno.

-       Et… la nuit ! ajouta Jenny en riant. 

-       Je n’osais te le proposer, mais c’est une excellente idée, tu ne trouves pas ? 

-       Ca bouleverse tous mes plans, répondit hypocritement Jenny, mais l’offre est alléchante et le tentateur séduisant… 

-       Alors tu acceptes !

-       Devine ? Une question cependant, et ta femme ? 

-       Elle passe le week-end chez une amie d’enfance à Macon et elle ne rentrera pas avant demain soir. 

-       Elle ne travaille pas ? 

-       Si, elle est secrétaire dans une grosse entreprise de travaux publics.

-       A Bourg  même ? 

-       Oui.

 Jenny était ravie, elle venait d’obtenir le renseignement qui lui manquait, mais ne laissa rien paraître.

-       Elle te laisse souvent seul ? 

-       Elle a confiance en moi. 

-       Voilà une confiance bien mal placée ! 

-       Tu te trompes, je suis un modèle de fidélité. Tu es ma première aventure extraconjugale, et il disait vrai. 

-       Je ne sais si je dois prendre cela pour un compliment car je répugne à l’idée de semer la discorde dans les couples. Comment réagirait-elle si elle apprenait que tu la trompes ? 

-       Ce serait terrible, catastrophique. Entière comme elle est elle, elle ne me le pardonnerait pas et elle demanderait sur le champ à coup sûr le divorce. 

-       Tu y tiens ? 

-       Oui, beaucoup. 

-       Tu prends donc un gros risque ce soir ? Il est encore temps de te reprendre. 

En disant cela elle était sincère et en même temps elle ne souhaitait pas qu’il suivît son conseil. 

-       Oui, mais toi devant moi, aussi belle et séduisante tentatrice, comment veux-tu que je résiste. Tu m’as littéralement ensorcelé !

Jenny était étonnée. Séduisante, sans doute, mais belle ? Elle ne s’était jamais considérée comme telle car elle était lucide. Fallait-il qu’il soit amoureux pour perdre ainsi tout sentiment de réalité ! Elle eut pitié de lui mais se consola sachant que leur aventure serait sans lendemain et que Bruno retrouverait la raison quand elle aurait bientôt disparu de sa vie. 

-       Allez viens, allons voir l’église que tu m’as promis de me faire visiter, dit-elle en lui prenant le bras.

-  Déjeunons d’abord !

Après le repas ils n’eurent qu’à traverser la rue pour se rendre à l’église au gothique flamboyant, dont la façade, toute de dentelle, dorait sous les rayons du soleil, église bâtie - expliqua Bruno qui connaissait le lieu par cœur pour y venir souvent - pour abriter les tombes de Marguerite d’Autriche et de Philibert le Beau, son époux, l’infortuné duc de Savoie, qui mourut trois après son mariage et dont ils admirèrent le somptueux mausolée en marbre de Carrare, voulu et conçu par Marguerite. Ils s’attardèrent dans les trois cloitres du monastère attenant et terminèrent par la visite du musée. 

Ils se promenèrent ensuite dans les alentours. Ils rentrèrent à l’hôtel à l’heure du diner, mais ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre. Ils gagnèrent leur chambre où Bruno fit livrer une bouteille de champagne. Ils en burent la moitié, puis Jenny s’éclipsa à la salle de bains. Bruno en profita pour se déshabiller et se glisser dans le lit. Jenny réapparut quelques instants après, nimbée de la lumière projetée derrière elle par la porte de la salle de bain. Elle se glissa sous le drap et se blottit dans les bras de Bruno. Un instant plus tard elle s’écria : 

-       Il faut immortaliser ce moment ! 

-       Mais tu as déjà pris une photo à midi ! 

-       Oui, mais celle-là sera encore plus mémorable ! 

-       A ta guise ! conclut Bruno. 

Jenny sauta du lit, sortit l’appareil de son sac, tira sur le drap pour dénuder Bruno et pris un cliché.

-       Un autre ! cria-t-elle. 

Elle posa l’appareil sur une commode située en face du lit, déclencha le retardateur et prit un second cliché.

Elle se leva aussitôt, réenclencha le retardateur et se précipita dans le lit. Quand le flash illumina la chambre elle s’activait à une fellation… 

Nous resterons discret sur la nuit qui suivit. Le lendemain, après le déjeuner à midi à l’auberge, ils prirent le chemin de Bourg où Jenny demanda qu’il la laissât seule dans le centre, car elle ne tenait pas à ce qu’il l’accompagnât jusqu’à son hôtel. Ils se donnèrent rendez-vous une semaine plus tard.

 

De retour chez elle Jenny, satisfaite de son week-end, se plongea dès le lendemain dans l’annuaire téléphonique. Elle recensa les entreprises de travaux publics de la région, nota leur téléphone et les appela l’une après l’autre. Elle demandait à parler à madame Mercier. On lui répondait que l’on ne connaissait personne de ce nom. Elle s’excusait et appelait la suivante. Elle commençait à douter, quand au cinquième coup de téléphone, une voix lui répondit : « Ne quittez pas, je vous la passe ». Elle attendit un moment et elle entendit :

-       Allô, qui est à l’appareil ? 

-       Vous êtes madame Mercier ? 

-       Oui, c’est moi. 

-       Je vous appelais pour… 

 Jenny coupa brutalement la communication. Elle avait enfin le renseignement qu’elle recherchait. Elle nota le nom et l’adresse de l’entreprise et vaqua à ses occupations.

 

 

 

                         

Chapitre 5

 

Fernand fut réveillé par une odeur de café et de pain grillé. Il se leva et alla à la salle de bain où il trouva un peignoir appartenant à Mathilde et l’enfila tout en se regardant dans le miroir. La nuit avait été torride et il avait les traits tirés. «  Tu vieillis mon vieux, tu vieillis… » Il n’avait même pas la ressource de se raser, ce qui lui aurait donné meilleur mine, car il n’y avait pas le moindre rasoir à l’horizon. « Elle a pourtant une toison artistement taillée ! Parbleu elle ne se sert que d’une crème dépilatoire probablement… » se disait-il en fouillant sans succès les tiroirs. Il abandonna la partie et dans son peignoir étriqué il se rendit à la cuisine où Mathilde, toute fraiche et dispose, l’accueillit avec un grand éclat de rire. 

-  Comme te voilà bien accoutré ! Il ne te manque que les chaussettes et un bonnet de nuit ! 

- Ce n’est pas très gentil de se moquer d’un pauvre homme qui s’est pourtant bien comporté et a rempli son devoir que, par analogie, j’oserais qualifier de … extraconjugal ! fit-il en souriant.

- Je dois dire, lui répondit Mathilde, que je ne me plains pas de ta prestation, elle était à la hauteur des enjeux et j’ai même comme un petit goût de revenez-y !

Et le saisissant par le cordon de son peignoir, elle l’entraina aussitôt dans la chambre d’où ils revinrent un instant plus tard, « joyeux et esbaudis », prendre leur petit-déjeuner. 

Fernand regarda l’heure. Il était trop tard pour retourner chez lui. Il téléphona à sa secrétaire et, prétextant une visite à son dentiste pour une rage de dent, lui dit qu’il serait au bureau en fin de matinée.

Quand il rentra à son domicile après son travail, Solane était là. Il ne lui fit aucune réflexion sur son absence de la veille.  S’était-elle aperçue de sa propre absence ? Elle n’en laissa rien paraître. Elle avait préparé le repas et ils mangèrent en silence. Après le repas Solane dit qu’elle était fatiguée et qu’elle allait se coucher. Fernand lui souhaita une bonne nuit et s’enferma dans son bureau. Il ouvrit son ordinateur pour consulter ses mails personnels qu’il ne recevait pas à la banque pour éviter des indiscrétions sur sa vie privée. 

Il faisait défiler ses messages et après avoir pris connaissance de leur origine les lisait ou les jetait à la poubelle sans les consulter. Il pestait contre les spam et les publicités non sollicitées. Son attention fut attirée par le nom d’une correspondante dénommée Jenny qu’il ne connaissait pas. Par curiosité il ouvrit le message pour le lire. Il était vide à l’exception d’un lien sur lequel il cliqua. Il se retrouva sur un site de rencontre intitulé Fesse Bouc. « Amusant comme nom, et prometteur ! » se dit-il. Mais il ne vit rien que de très convenable. Le message était court et était le suivant : « j’aimerais flâner avec un homme de quarante ans ». Quatre photos étaient exposées. Trois montraient une jeune femme en tenue de motard chevauchant une moto rutilante. Il était difficile de se faire une idée du physique de la femme trop engoncée dans ses vêtements de cuir. Elle était souriante, avec un visage agréable et sympathique. La quatrième photo la présentait dans un intérieur, le sien probablement. Elle était photographiée de profil humant un bouquet de fleurs. Elle était plutôt jolie et avenante, mais on ne distinguait que son buste. Sous la photo il lut : « Soyez le premier à commenter cette photo ». Fernand n’avait pas l’habitude de fréquenter ce genre de site et manquait totalement d’imagination, pourtant il eut envie de laisser un commentaire. Il se creusa la tête pour finalement accoucher du seul mot qui lui vint à l’esprit : « Charmante… ». « Un peu court sans doute… » se reprocha-t-il. Il haussa les épaules et chargea son traitement de texte pour se consacrer au rapport d’activité qu’il devait rendre la semaine suivante. Il ne pensait déjà plus à l’inconnue à la moto quand il entendit le bip annonçant l’arrivée d’un nouveau message. Il revint à sa boite mail et ouvrit le message. C’était une réponse de Jenny : « Je ne sais si le compliment est mérité et sincère, en tout cas je le prends comme tel, car il m’a fait très plaisir. A bientôt j’espère… » Fernand ne s’attendait pas à ce que son commentaire eût un tel impact. Il répondit sur le champ : « Sincère et mérité ! » et il retourna à son rapport.

C’est ainsi que prit corps une relation épistolaire suivie dans laquelle Fernand se livra plus que Jenny dont il sut tout au plus qu’elle habitait la région grenobloise. Elle insista pour une rencontre. Fernand argua que ses activités professionnelles lui laissaient peu de temps libre et surtout qu’il était marié et qu’il était délicat pour lui d’avouer cette correspondance clandestine, argument fallacieux car il savait que Solane était indifférente à tout ce qui le concernait. Jenny ne lâcha pas pour autant la pression, si bien que de guerre lasse il accepta enfin une rencontre qui fut fixée dans un café près de la place Bellecour à Lyon. Fernand l’invita à déjeuner dans un restaurant de la rue des marronniers. A la fin du repas Jenny sortit son appareil de photo pour, dit-elle, garder un souvenir de leur rencontre, mais Fernand refusa énergiquement de se laisser photographier. Puis, prétextant un rendez-vous professionnel, il s’esquiva tout de suite après le repas, au grand dam de Jenny qui avait espéré passer l’après-midi avec lui. 

 Elle rentra furieuse de voir son plan déjoué et jura qu’elle aurait coûte que coûte sa revanche.

Fernand de son côté n’avait guère apprécié cette rencontre. Il avait l’impression de ne pas contrôler la situation et d’être le jouet d’un enjeu dont il n’entrevoyait pas la signification. Quel idiot il avait été de s’embringuer dans cette histoire ! Qui était réellement cette femme ? Que recherchait-elle ? Pourquoi s’intéressait-elle à lui si intensément ? Que lui voulait-elle vraiment ? Autant de questions sans réponses qui entretenaient son malaise. Il avait comme un pressentiment funeste de l’avenir. 

Dans les jours qui suivirent Jenny relança Fernand et comme celui-ci donnait sa femme comme principal obstacle à des rencontres plus fréquentes, elle proposa un stratagème. Il s’inscrirait sur un site d’anciens élèves et elle lui enverrait un message disant qu’elle l’avait reconnu et qu’elle serait heureuse de le revoir. Fernand à bout d’argument céda et s’inscrivit sur le site en question. Il reçut alors de la part de Jenny le message suivant qu’il montra à sa femme : 

 « Bonjour Fernand ! Je suis Jenny, la gamine avec laquelle tu jouais quand tu venais en vacances chez tes grands-parents. Tu te rappelles ? Comme je suis heureuse de te retrouver et comme j’aimerais te revoir ! J’habite dans la même région que toi et je me déplace facilement. Réponds-moi vite ! Je t’embrasse. »

-       Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il à Solane.

-       Je n’en pense rien du tout, mais si ça te chante de revoir une vieille copine décatie, il ne faut pas te gêner ! Et puis on ne sait jamais, elle est peut-être fréquentable. Mais je t’avertis tout de suite, il faudra qu’elle me plaise vraiment, sinon tu la verras en dehors de la maison si tu en as toujours le béguin. 

-       Je t’assure il n’y a jamais rien eu entre nous. 

-       Mais je m’en fiche et m’en contre-fiche complètement ! 

-       Bon, alors je lui propose de venir dimanche prochain ? 

-       Tu es bien pressé de la revoir ta greluche ! Vas pour dimanche.

 

Il était midi quand Fernand entendit la pétarade d’une moto qui s’arrêta devant le portail. Jenny, en tenue de cuir noir, casquée et bottée, sonna. Solane qui avait été avertie par le bruit sortit de la maison et alla à sa rencontre. Elle ouvrit le portillon et lui souhaita la bienvenue en lui montrant le chemin de la maison. Jenny la suivit une mallette à la main. Dans le hall d’entrée elle s’excusa de sa tenue et demanda la permission de se changer. Solane la conduisit dans la chambre d’ami d’où elle ressortit un moment plus tard, vêtue d’un tailleur bleu ciel qui la mettait en valeur. « Elle a bon goût et ne s’habille pas chez Kiabi, ça a de l’allure » se dit Solane, un rien envieuse. Elle la complimenta néanmoins pour son élégance et son bon goût. « Les choses ne se présentent pas trop mal » pensa Fernand avec soulagement. Il ne pensait pas si bien dire car les deux femmes sympathisèrent immédiatement et se tutoyèrent comme de vieilles amies. C’était Solane qui semblait fascinée par Jenny qu’elle ne quitta pas des yeux pendant tout le repas et avec laquelle elle était aux petits soins. Pour ne pas la quitter, c’est Fernand, à qui elle donnait ses ordres, qui dut faire le service.

Après le repas elle prit Jenny par le bras et l’emmena faire une promenade à pied dans le lotissement, priant Fernand de s’occuper de la vaisselle… Au retour Jenny  proposa à Solane une petite balade à moto dans les environs dont elle revint enchantée. Elle proposa à Jenny de rester jusqu’au lendemain, mais celle-ci déclina l’offre car elle avait un rendez-vous qu’elle ne pouvait remettre. Les deux femmes s’étreignirent longuement au moment de la séparation et promirent de se revoir bientôt. 

Jenny vint de plus en plus souvent. De la chambre d’amis elle passa dans le lit de Solane. Elle resta des week-ends entiers, puis fit des séjours de plus en plus longs, à tel point que Fernand eut l’impression qu’elle avait élu domicile à Dardilly et qu’il ne se sentit plus chez lui. Il supportait de plus en plus mal sa présence et demanda à Solane son départ, que celle-ci refusa énergiquement. Leurs rapports devinrent de plus en plus tendus et violents. Il s’adressa alors à Jenny en lui disant que la situation devenait intenable et qu’il fallait qu’elle parte. « Tant que Solane ne me congédiera pas, je resterai. Et puis c’est toi le responsable, c’est toi que je désirais dans mon lit. Si tu m’avais aimée nous n’en serions pas là. Solane m’a révélé un pan de ma personnalité que je ne connaissais pas. Je suis bien avec elle, je suis bien ici, alors prends-en ton parti et fiche-nous la paix une fois pour toute ! »

Fernand déserta sa maison le plus qu’il put. Aussitôt après le diner qui se déroulait en silence, dans une atmosphère glaciale, où elles n’échangeaient pas trois mots avec lui, il se retirait dans sa chambre ou allait faire une promenade aux alentours, ne revenant que pour aller se coucher.

 

 

Chapitre 6

     

Le commissaire Bourgeois arriva à son bureau le lendemain, réjoui de son week-end helvétique, à huit heures tapantes. Il avait pour habitude de partir de chez lui de très bonne heure afin d’éviter le sempiternel bouchon qui se formait avant le tunnel de Fourvière en direction de Lyon. Quand il apercevait le commissariat, il avait beaucoup d’avance et il avait pris l’habitude d’aller prendre son petit-déjeuner au café du coin de la rue. Il saluait la compagnie et s’installait à une table près du comptoir. La patronne lui apportait aussitôt un pot de café noir, deux croissants et le Progrès du jour. Il se plongeait dans la lecture de la rubrique des chiens écrasés et des pages locales, dédaignant la première page et les nouvelles nationales ou internationales. Il affectionnait par dessus tout les comptes rendus d’affaires dont il avait eu à s’occuper et s’amusait de la manière fantaisiste dont les journalistes les relataient. A huit heures moins cinq il réglait sa note et à huit heures moins deux ils quittaient le café. Et voilà comment à huit heures précises il poussait la porte du commissariat.

Il serrait la main de ses subordonnés et s’installait à son bureau où sa fidèle collaboratrice, l’inspectrice Leduc le rejoignait pour l’informer de ce qui s’était passé au commissariat depuis la veille ou les jours précédents les fins de semaine. 

-       Alors Lucie, quoi de neuf ce week-end ? Pas trop de boulot ? 

-       La routine patron, sauf que vendredi soir après votre départ, deux femmes sont venues pour une déclaration et vous ont demandé. 

-       Qu’est-ce qu’elles voulaient ? 

-       Elles n’ont rien dit, c’est à vous seulement qu’elles désiraient parler. 

-       Vous avez leurs noms ? 

-       J’ai dû insister pour obtenir leur identité. Il s’agit d’une dénommée Solane Cluzier et d’une dénommée Marguerite Desanges.

-       Vous avez dit Solane Cluzier, de Dardilly ?

-       Oui, c’est bien l’adresse qu’elle m’a donnée. L’autre est domiciliée à Grenoble. Je leur ai dit que si elles avaient une déposition à faire, elles n’étaient pas au bon endroit et qu’il fallait qu’elles s’adressent à la gendarmerie de leurs lieux d’habitation. Mais elles n’en démordaient pas, elles voulaient vous voir absolument. Je leur ai dit de revenir lundi, c’est à dire aujourd’hui. Elles m’ont déclaré qu’elles viendraient ce matin. Vous les connaissez ? 

-       Solane Cluzier, oui. L’autre m’est totalement inconnue. 

Le commissaire était perplexe. Pourquoi Solane venait-elle ici alors qu’elle habitait à deux pas de chez lui ? A cause de la présence de sa femme probablement ? Pourquoi à l’insu de Fernand ?  Qui était cette Marguerite Desanges dont il n’avait jamais entendu parler ? Il n’eut pas longtemps à ce poser toutes ces questions car une heure plus tard Lucie frappait à sa porte et les annonçait. 

-       Faites-les entrer ? ordonna le commissaire. 

Les deux femmes s’avancèrent, intimidées et l’air grave. Il les fit asseoir et s’adressant à Solane, il lui demanda de ses nouvelles et l’objet de sa visite. 

-       Rien de grave, j’espère ? 

Solane, crispée et gênée, serrait nerveusement son mouchoir. Sa compagne restait impassible et attendait patiemment les questions du commissaire. Mais dans son for intérieur elle était inquiète et avait hâte que l’entretien prît fin. Solane se décida enfin à parler. 

-       Voilà, Fernand a disparu

-       Depuis quand ? questionna le commissaire. 

-       Depuis jeudi soir. 

-       Racontez-moi ce qui s’est passé.

-       Après le diner, comme ça lui arrive assez souvent, il est sorti faire une promenade dont il n’est pas revenu. 

-       Ca lui arrivait de découcher ? 

-       Parfois, une nuit ou deux, mais il me prévenait toujours. Je suis très inquiète. 

-       Je vous comprends, mais il a pu déroger à ses habitudes et il donnera bientôt signe de vie. Vous vous étiez disputés ce jour là ? Il était comme d’habitude ? Vous n’avez pas remarqué un changement dans son comportement ? 

-       Non. 

-       Vous confirmez ?  dit-il, en se tournant vers sa compagne qui répondit par un signe de la tête. Puis-je vous demander votre nom  et votre adresse ? ajouta-t-il.

-       Je m’appelle Marguerite Desanges et j’habite rue des Amandiers à Grenoble. Je suis célibataire et je séjourne actuellement chez mon amie.

Le commissaire était pensif et cette disparition, contrairement à ce qu’il avait déclaré à Solane, était inquiétante, mais elle n’était pas de son ressort. Il s’adressa de nouveau à Solane : 

-       Je ne peux pas m’occuper de cette affaire car elle n’est pas de ma juridiction. C’est à la gendarmerie de Dardilly qu’il faut faire votre déclaration, tout en sachant qu’il est peu probable qu’une enquête soit ouverte, car un adulte a le droit de disparaître sans en rendre de compte à quiconque, à moins que les circonstances ne soient suspectes, ce qui n’est pas le cas pour le moment, on n’a pas le droit d’intervenir. Faites tout de même votre déclaration. Je connais bien le commandant Gragnier et je lui en toucherai un mot. En attendant ne soyez pas trop alarmée, la plupart du temps ce genre de chose s’arrange et tout rentre dans l’ordre. 

Le commissaire n’était pas aussi optimiste qu’il voulait bien le dire. Il connaissait Fernand et il savait qu’il n’était pas du genre à disparaître inopinément. En tout cas aucune raison plausible n’expliquait qu’il se soit volatilisé ainsi.

Le soir, avant de rentrer chez lui, il fit un détour et sonna à la porte de Solane. C’est Marguerite Desanges qui lui ouvrit.

-       Bonsoir commissaire, vous voulez voir Solane ? Je l’appelle. 

-       Attendez un moment, je voudrais vous parler. 

Il saisissait l’occasion de lui parler seul à seul.

-       Vous êtes une amie de Solane depuis longtemps ?

-       Quelques mois seulement.

-       Comment vous êtes-vous connues ? 

-       Par l’intermédiaire de Fernand que j’ai retrouvé sur un site d’anciens élèves. Je l’ai connu enfant, quand il venait passer ses vacances chez ses grands-parents. A l’adolescence nous nous sommes perdus de vue et j’ai été contente de le revoir. Il m’a présenté à sa femme avec laquelle j’ai tout de suite sympathisé. Par la suite elle m’a invitée, et depuis, je fais des séjours plus ou moins longs chez les Cluzier. 

-       Avec l’accord de Fernand ?

             Elle marqua une hésitation.

-       Il était d’accord au début, mais par la suite je crois qu’il a trouvé ma présence un peu trop pesante. Mais il ne m’a jamais été vraiment hostile. 

-       Mais il aurait aimé que vous cessiez ces séjours trop longs à son gré ?

-       Je crois, oui, répondit-elle d’un air gênée.

-       Il vous demandé de partir ? 

-       Oui.

-       Et vous n’avez pas obtempéré ? Pourquoi ? 

-       Je serais partie si Solane m’en avait priée.

-       Ce ne fut pas le cas ?

-       Non.

-       Comment Fernand a-t-il réagi ? Mal j’imagine ?

-       Cela a provoqué beaucoup de disputes entre eux, parfois violentes. Mais je n’en suis pas la seule cause, car leur ménage bat de l’aile depuis longtemps. Ils se bornent à cohabiter et s’ils n’ont pas divorcé, c’est que Fernand ne tient pas à se compliquer la vie, et surtout à quitter sa villa, et que Solane ne dispose d’aucunes ressources personnelles.

Benoit se dit que si Solane était si attachée à Marguerite, c’est qu’elle en était probablement amoureuse, et si les deux femmes avaient une liaison cela pouvait expliquer aussi les réactions de Fernand.

           
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19 octobre 2010 2 19 /10 /octobre /2010 09:58

 

 

J’avais pour habitude, chaque dimanche ou presque, de fréquenter les bouquinistes installés sur les quais du R***, le fleuve qui traverse la ville de S*** où je réside. Ce dimanche là j’avais fait l’acquisition d’une édition en anglais de  l’Evolution des Espèces dans l’intention  de confronter le texte original avec une traduction en français dont certains passages me paraissaient obscurs. Bien m’en prit car en ôtant la couverture en papier kraft qui protégeait le livre j’eus la surprise de découvrir des feuillets couverts d’une écriture fine et serrée très lisible, que je lus avec le plus vif intérêt. C’est le contenu de ces feuillets que je livre ici, persuadé que le récit qui va suivre passionnera  mes lecteurs autant qu’il m’a captivé moi-même. Je n’ai changé que les noms de personnes et de lieux et les protagonistes, s’ils lisent ce texte, se reconnaitront aisément sans doute, mais personne d’autre ne pourra les identifier.

………………………………………………………………………………....


                     Récit d’Amanda.


Je rentrai à mon hôtel par une chaude après-midi du mois de juillet. J’étais arrivée à L*** la veille pour régler une affaire personnelle qui me tenait particulièrement à cœur et qui avait trouvé une issue favorable plus facilement que je ne l’escomptais. Sur le coup de cette heureuse conclusion je décidai de prolonger mon séjour dans cette ville d’art et d’histoire que je ne connaissais pas. Ma décision avait été d’autant plus facile à prendre que mon mari était en déplacement à l’étranger et que mes trois enfants  passaient leurs vacances chez leurs grands-parents. J’envoyai une carte postale à mes enfants et une autre à mon mari dans laquelle je lui disais : « Tout est réglé au mieux. Je reste quelques jours de plus à L***. Reviens vite. Je t’aime. Amanda ».

J’avais passé la matinée à déambuler dans les ruelles de la vieille ville, entrant au hasard de mon cheminement dans une chapelle romane ou une église gothique, admirant les façades d’hôtels particuliers, de style renaissance pour la plupart, et dont les cours intérieures étaient autant de havres de paix où je m’arrêtais un moment pour me reposer. J’avais gravi les marches conduisant à la citadelle offrant un panorama unique sur la ville, et fortifiée, comme  il se doit, par Vauban. Je ne pus m’empêcher de fredonner, au risque de me faire remarquer, la chanson de Léo Ferré, Merde à Vauban… Après avoir déjeuné – fort bien –dans un restaurant du centre ville que m’avait recommandé le réceptionniste de l’hôtel, j‘avais consacré l’après-midi au shopping, et moi qui ne porte à longueur d’année que de sempiternels pantalons très stricts, je me surpris à essayer et à acheter une ample robe de cotonnade zinzoline que je me promis d’étrenner dès le lendemain.

La chaleur était accablante et c’est avec plaisir que j’aperçus les tours de la cathédrale ; la perspective d’une halte reposante et rafraîchissante en comparaison de la fournaise dans laquelle je baignais, me réconforta.

J’entrai dans l’édifice, fis quelques pas sur les bas-côtés de la nef et m’installai sur le banc de bois d’une chapelle latérale dédiée à saint Michel Archange. Une peinture monumentale du seizième ou du dix-septième siècle, noircie par le temps et la fumée des cierges, le représentait selon l’iconographie habituelle, terrassant le démon avec son épée étincelante d’une main et la balance à peser les âmes de l’autre. Un Satan cornu, aux ailes noires, la face tournée vers le sol, faisait piètre figure et pour un peu j’allais le plaindre ! Puis mon regard s’attarda sur le vitrail qui projetait un rai de lumière sur le tabernacle de l’autel. On y voyait saint Nicolas en habits sacerdotaux, la crosse épiscopale à la main, ressuscitant trois petits enfants installés dans le baquet où un affreux boucher les avait égorgés. Une pensée sacrilège m’évoqua l’histoire des trois petits cochons !

Cette courte halte me revigora et je décidai de reprendre mon chemin. En approchant du porche j’aperçus une volée d’escalier, qui selon toute vraisemblance, montait au sommet d’une des deux tours de le cathédrale d’où la vue devait être impressionnante ; mais j’étais trop lasse pour entreprendre une ascension que je remis au lendemain.

Je m’éveillai très tard  et il était près de midi quand je quittai l’hôtel. La chaleur était encore plus étouffante que la veille et l’ombre rare à cette heure de la journée ; aussi n’hésitai-je pas, comme je passai devant le musée archéologique aménagé dans un ancien couvent de Carmes déchaussés et dont l’épaisseur des murs laissait présager une  fraicheur relative, à m’y engouffrer. J’y passai une bonne partie de l’après-midi avant de réaliser mon vœu de la veille de faire l’ascension de la tour de la cathédrale.

J’arrivai un peu essoufflée au sommet de l’escalier et me heurtai à un homme qui s’apprêtait à descendre. Il s’effaça galamment devant moi pour me laisser la voie libre et je ne lui prêtai guère attention. Je débouchai sur une vaste plateforme entourée de toutes parts par une muraille d’environ deux mètres de hauteur, sans aucune ouverture sur l’extérieur. Adieu donc le panorama espéré ! Dépitée, il ne me restait plus qu’à redescendre, quand l’homme s’approcha de moi et me dit :

 - J’ai lu votre déception sur votre visage, permettez-moi de vous venir en aide.

Il me proposa de me faire la courte échelle et je ne m’étonnai pas le moindre du monde d’une proposition aussi insolite venant d’un inconnu rencontré à peine une minute plus tôt ; j’acceptai étourdiment son invite. Je me retrouvai l’instant d’après juchée sur ses épaules ! La ville, dont je reconnus les édifices les plus remarquables, étalait à mes pieds ses toits de tuiles ocre. Au loin, la rivière alanguie déroulait ses méandres. Ses eaux miroitaient sous le soleil et je distinguai à peine les embarcations qui la sillonnaient. L’horizon était fermé par des collines boisées. Je ne me lassai pas d’admirer ce paysage, sans me soucier de l’homme qui me soutenait, comme si j’avais oublié son existence même.

Soudain, une émotion violente me saisit ; mon sang se glaça dans mes veines et j’eus l’impression que mon cœur allait cesser de battre. J’entendais comme venant de très loin la voix de l’homme dont je ne comprenais pas les paroles.

(Ce malaise aussi brusque demande une explication. En effet, j’étais venue à L*** pour la journée, ne pensant pas y rester plus longtemps et je n’avais emporté aucun bagage. Aussi le matin avais-je lavé mes sous-vêtements, mais au moment de les remettre ils n’étaient pas tout à fait secs. « Tant pis, me dis-je, je m’en passerai » et l’idée d’aller nue sous ma robe m’amusa et me procura même une certaine excitation. « Quand je raconterai ce détail à Lucien, mon mari, il en sourira et sera tout émoustillé ! »).

Je venais donc, en un éclair, de prendre conscience que je ne portais pour tout vêtement qu’une robe légère et que j’offrais à un inconnu un spectacle dont l’indécence le disputait à l’impudicité la plus débridée. Maudite soit mon irréflexion coupable qui me mettait dans une situation aussi scabreuse !

Mon premier mouvement fut de descendre immédiatement de mon perchoir, mais c’eût été l’aveu public de mon indignité et il me serait  impossible de soutenir le regard de l’homme sans mourir de honte. Non, il fallait que je donnasse le change en reprenant pied tout naturellement, de telle façon qu’il croie  que je n’avais pas eu conscience de la position indécente dans laquelle mon inconséquence m’avait entrainée. Au moins les apparences seraient sauves et mon honneur intact. Je m’accordai quelques instants pour retrouver mon calme. C’est alors, qu’à ma courte honte, je fus envahie par un sentiment de volupté inattendu, jamais éprouvé jusque là. Je dus me rendre à l’évidence, j’étais en proie au plaisir, inédit pour moi, de l ‘exhibition ! Quelle révélation ! J’eus cependant un sursaut de sagesse et d’emprise sur moi-même et je priai mon inconnu de m’aider à mettre pied à terre. Durant cette périlleuse manœuvre force me fut de constater le signe pathognomonique de l’éréthisme violent dont il était la victime consentante et ravie ! A l’instant, où malgré moi ; je frôlai le corps du délit, sa respiration devint haletante, ses yeux se révulsèrent et un râle étouffé sortit de ses lèvres. Cette scène accrût mon excitation et je faillis défaillir dans ses bras. Heureusement, je me repris rapidement et feignis de m’inquiéter de son état de santé.

- Vous vous sentez mal ? Voulez-vous que j’appelle du secours ?

- Non, non, ce n’est rien, me répondit-il en rougissant, la fatigue, la chaleur sans doute.

- Allongez-vous un instant, repris-je, poursuivant ma petite comédie de l’inquiétude feinte.

- Je vous assure, je vais très bien maintenant, n’ayez aucune inquiétude.

Je le pressai néanmoins de descendre pour se reposer un instant. Je le précédai dans l’escalier, multipliant à plaisir les marques de prévenance. Nous nous retrouvâmes peu après à la terrasse d’une brasserie à l’ombre de la cathédrale. J’exultai car j’avais retourné la situation en ma faveur ! Les projecteurs avaient déplacé leurs faisceaux et se focalisaient sur lui !

Je mis à profit le silence qui s’établit pour examiner mon interlocuteur à loisir ? C’était un jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans tout au plus, de taille moyenne, aux cheveux noirs légèrement ondulés, aux yeux bruns bordés de long cils noirs, aux sourcils denses se rejoignant en taroupe au-dessus du nez long et mince. Ses lèvres étaient bien dessinées et charnues, surlignées d’une fine moustache noire. L’ensemble de sa physionomie inspirait la sympathie. Il était vêtu simplement d’un vieux jean délavé, d’un polo blanc et portait des baskets soigneusement lacées. Je rompis le silence la première en le questionnant sur ses activités. J’appris qu’il se prénommait Laurent, qu’il était étudiant en lettres classiques et qu’il se destinait à une carrière de critique d’art dans un magazine littéraire, du moins tel était son vœu le plus cher. Il consacrait ses vacances à recueillir des matériaux pour une future thèse qui lui prendrait encore plusieurs années de travail. Il logeait chez ses grands-parents en proche banlieue. Il m’interrogea à son tour mais je ne lui fis que de vagues réponses. Il n’insista pas et je lui sus gré de sa discrétion. Je ne pus lui cacher que j’étais mariée car je le surpris à fixer mon alliance que je m’efforçai maladroitement de dissimuler. Il connaissait sa ville parfaitement pour y passer ses vacances depuis son enfance et par sa passion de l’histoire locale et il me proposa d’être mon cicérone pour me faire découvrir ses trésors cachés .Je ne répondis rien et je crois qu’il interpréta mon silence comme un acquiescement tacite. Je manifestai alors mon intention de rentrer à mon hôtel.

- Où êtes-vous descendue me demanda-t-il.

- Au Lys d’Argent

- Mais c’est tout près d’ici, je vous raccompagne !

 Je ne sus lui refuser cette faveur qui, faut-il l’avouer ? me coûta peu… Aussi peu que je fus contrariée par la longueur du trajet qu’il se plût à prolonger en m’entrainant dans des ruelles adjacentes à la découverte de lieux insolites, de vieilles maisons aux façades pittoresques, de fontaines inattendues cachées au fond des cours que recélaient des immeubles qu’on n’aurait pas soupçonné d’abriter pareils trésors. Une fois il s’arrêta devant une maison à l’allure des plus banales. C’est là, me dit-il,  qu’une femme séquestra son mari dans la cave, attaché à une chaine scellée dans le mur, durant près de dix ans. Elle ne le visitait que pour lui apporter de l’eau et des rogatons que les chiens auraient dédaignés et il ne dut sa survie qu’à sa forte constitution. Démasquée enfin, elle fut arrêtée, jugée et condamnée à vingt ans d’emprisonnement. Pendant toute la durée de sa détention son mari ne manqua pas une seule fois de lui rendre visite les jours autorisés par l’administration pénitentiaire, lui apportant nourriture et menus objets permis par le règlement. Il ne manifesta jamais le moindre ressentiment. Il témoigna même en sa faveur pendant son procès, plaidant l’irresponsabilité de sa femme et demandant l’indulgence du jury. Elle fut libérée conditionnellement au bout de quinze ans et accomplit ponctuellement toutes les obligations prescrites par la justice. Mais au bout de quelques semaines elle ne se présenta pas à une convocation. On la fit rechercher et au cours d’une perquisition à son domicile on la découvrit bâillonnée, suspendue par un bras à la voute de la cave où elle avait séquestré son époux. L’autopsie montra qu’elle avait agonisé plusieurs jours dans cette position. On ne retrouva jamais trace de son mari malgré d’actives recherches. Cette vengeance atroce si froidement ourdie me fit frissonner d’horreur; Laurent s’en aperçut et tenta de d’atténuer les effets de son histoire en m’assurant que ce ne devait être qu’une légende basée sur des faits réels largement exagérés par la rumeur publique. Je ne le crus qu’à moitié et maintenant encore, qu’en je repense à ce récit, je ressens  la même émotion horrible. Le restant du trajet Laurent s’efforça de me divertir en me racontant des historiettes plus drolatiques.

Nous arrivâmes enfin en vue de l’hôtel. Je fus saisi alors d’une impulsion irrésistible qui m’étonne encore aujourd’hui. Je déposai un baiser sur ses lèvres, mis deux doigts sur sa bouche comme pour le faire taire et m’enfuis en courant, m’engouffrant dans l’hôtel sans détourner la tête. Je me jetai sur mon lit tout habillée et sombrai bientôt dans un sommeil lourd, peuplé de rêves d’escaliers sans fin tournoyant dans le vide. Je fis aussi ce rêve étrange : au sommet d’une tour se tenait une religieuse en habit noir. Elle sortait un sein immaculé de son corsages, que des femmes en vêtements de deuil tétaient avidement. Elles repartaient la bouche dégoulinante de lait en la traitant de sainte et en marmonnant d’inaudibles prières. La robe de la religieuse était constellée de taches blanches. Je dus m’éloigner pour ne pas être éclaboussée par des gouttes de lait.

Je m’éveillai très tôt, fis une toilette sommaire, réglai ma note à la réception et me dirigeai vers la gare toute proche où je pris le premier train en partance pour P***.

Je ne revins jamais plus à L***.

 

Fin du récit d’Amanda.


………………………………………………………………………………...


Après la lecture de ces feuillets je les replaçai dans leur cachette. Les jours suivants la pensée de ce récit ne me quitta pas. J’imaginai ainsi la rédactrice : une jeune femme d’une trentaine d’années, grande et élancée et d’une élégance raffinée, aux cheveux bruns coupés court. Je l’imaginai aussi cultivée et d’un commerce agréable sans pédantisme. C’était pure fantasmagorie de ma part car je ne connaissais d’elle que son prénom ! Seule la confrontation de mon image avec son modèle pouvait m’éclairer. Il fallait donc que je la retrouvasse ! Mais comment ? Pour me lancer dans une recherche incertaine avec quelque chance de succès, la première condition était que le document en ma possession ne fût pas trop ancien. Or, je n’avais aucune indication sur sa date de rédaction. Une visite au bouquiniste qui m’avait vendu le livre s’imposait, d’autant qu’il pouvait en connaître l’origine, ce qui simplifierait encore mon enquête. Hélas ! mes espoirs furent vite déçus car le livre provenait d’un fonds racheté à un collègue parti en retraite et décédé depuis.

Au retour j’eus une idée qui raviva mes espoirs : le nom de l’éditeur et la date d’impression sont généralement mentionnés en tête ou en fin de volume. Je me précipitai vers ma bibliothèque, me saisis du livre de Darwin et, au bas de la page du titre, je lus : “Oxford University Editions – 19**“. Le  livre avait donc été imprimé il y a douze ans seulement. A supposer que l’ouvrage ait été acheté au moment de sa parution, il était peu vraisemblable qu’il se soit retrouvé avant plusieurs mois, voire plusieurs années, chez un bouquiniste. Je n’exclus pas, bien entendu, que les feuillets aient été écrits bien auparavant, mais je pariai pour la première hypothèse, la plus probable. Dans ce cas j’avais peut-être une chance réelle que mon enquête aboutît. La seule piste à ma disposition était celle de l’hôtel du Lys d’Argent à L*** où j’espérai retrouver un membre de personnel qui se souvînt encore de mon inconnue. Je devais prendre des vacances le mois suivant ; eh bien je les passerai à L*** et si par malheur mes recherches échouaient j’aurais au moins passé un séjour agréable dans une ville que j’affectionnais. Je réservai sur le champ une chambre au Lys d’Argent.

Un mois plus tard j’arrivai à L***. Je fis le touriste dans la journée, revoyant avec plaisir les lieux que j’avais fréquentés autrefois. J’avais en effet habité à L*** pendant plus de trois ans il y a fort longtemps. Le soir, après le diner, je pris pour habitude de m’installer au salon, tout près de la réception, et je liai conversation avec le réceptionniste dont j’avais appris qu’il était employé à l’hôtel depuis plus de quinze ans. Je fus vite au fait de son intérêt passionné pour le football et pour l’équipe locale dont il était un ardent supporter et je ne manquai jamais d’orienter la conversation sur son sujet préféré. Il devenait intarissable, ce qui m’arrangeai bien car j’étais un béotien en matière de sport, et de football en particulier.  J‘acquis ainsi sa confiance et un soir j’évoquai le souvenir de ma belle inconnue. Je fis d’elle une description aussi vague que possible, insistant surtout sur le fait qu’elle avait quitté brusquement l’hôtel au petit matin.

       - Vous savez, me dit-il, les gens qui s’en vont précipitamment, parfois même en oubliant de payer leur note, c’est chose courante.

       - Essayez de vous rappeler ; parmi les personnes que vous avez connues il y en a peut-être une qui vous a laissé un souvenir plus marquant en raison de son comportement  ou d’un détail inhabituels qui vous ont surpris.

      - Attendez… je me souviens d’une femme, plutôt bien de sa personne ma foi. Si je me la rappelle c’est que le jour de son départ un jeune homme est venu me voir pour me demander son nom et son adresse.

      - Et vous le lui avez donnés ?

      - Bien sûr que non ! on a sa déontologie comme disent les érudits ! Dans un établissement comme le nôtre il faut savoir tenir sa langue et faire preuve de la plus grande discrétion. On en voit des choses, des vertes et des pas mûres ! Mais motus et bouche cousue !

      - Donc il est reparti Gros-Jean comme devant ?

      - Dame oui ! Même qu’il m’a mis sous le nez un gros billet que j’ai repoussé comme vous pouvez le croire. C’est pas le genre de la maison ! Quand il a vu qu’il n’y avait rien à tirer de moi il a sorti une carte de visite et il m’a dit “si jamais vous changiez d’avis n’hésitez pas à me rappeler à ce numéro“. Vous pensez bien que ne l’ai jamais rappelé.

      - Et vous avez gardé sa carte de visite ?

      - Je l’ai mise dans un tiroir et si personne ne l’a ôtée elle doit y être encore.

      - Vous pouvez la rechercher ?

      - Si ça vous fait plaisir…

Il se dirigea vers un tiroir qu’il ouvrit. Il était rempli d’objets hétéroclites. Après avoir farfouillé un moment il revint triomphant avec une carte qu’il me tendit.

Vous pouvez la garder si ça vous chante !

Je le remerciai. Au premier coup d‘œil sur le bristol je sus qu’il s’agissait bien de Laurent. L’adresse était située à N***, probablement celle de ses parents puisqu’à l’époque il était étudiant à L*** et logeait chez ses grands-parents. Il y avait deux numéros de téléphone, dont un portable, mais je n’avais pas l’intention de téléphoner. Je décidai de me rendre à N*** dès que je pourrais me libérer de mes obligations professionnelles.

Un mois plus tard je sonnai au portail d’un pavillon d’une zone résidentielle de N***. Une femme d’une soixantaine d’années apparue sur le seuil de la porte d’entrée et vint à ma rencontre. Je lui demandai si Monsieur Laurent T*** habitait bien ici.

      - C’est mon fils, me répondit-elle, il y a bien longtemps qu’il n’est plus ici.

      - Vous pouvez me donner sa nouvelle adresse, repris-je ?

      - Oui, bien sûr, mais entrez donc

Elle m’ouvrit le portillon et me précéda en se dirigeant vers la maison par une allée dallée qui traversait un jardinet bien entretenu. Elle me fit pénétrer dans le hall de la maison et me dit :

      - Attendez un moment, je vais vous chercher son adresse. Il habite pas très loin d’ici.


Elle sortit un bloc-notes d’un tiroir de la commode de l’entrée et écrivit l’adresse qu’elle me tendit.

Je la remerciai et lui demandait à quel moment je pourrai trouver son fils sans le déranger.


      - Après son travail. Il est généralement chez lui vers dix-neuf heures au plus tard.

      - Il vit seul ?

Cette question n’était pas anodine car je me voyais mal évoquer sa rencontre avec Amanda devant sa compagne…


         - Oui, il est divorcé depuis trois ans et autant que je sache il n’a retrouvé personne. Il doit bien avoir une petite amie par-ci par-là, c’est de son âge ! Mais de là à vivre avec quelqu’un, il n’y pense pas pour le moment. Enfin, il ne me dit pas tout…

      -  Il a des enfants ?

     - Non, heureusement, ça simplifie les choses. J’aimerais bien pourtant qu’il n’attende pas trop pour me faire des petits-enfants…


Elle parlait à la première personne et j’en déduisis qu’elle était sans doute veuve.

Je pris congé et revins à mon hôtel en attendant de rendre visite à Laurent.

Je me présentai à dix-neuf heures trente à la porte de son appartement, au troisième étage d’un petit immeuble d’une rue tranquille. Il m’ouvrit sans montrer de surprise ; sa mère l’avait sûrement prévenu de ma visite. Il m’introduisit dans un salon meublé avec goût et me fit asseoir dans un grand canapé de cuir blanc. Il s’assit dans un fauteuil en face de moi, attendant que je lui dise l’objet de ma visite. J’étais un peu embarrassé et ne savais trop par où commencer. Je me lançai enfin.


      - Voilà, je recherche une femme que vous avez connue il y a une dizaine d’années et dont je ne connais ni le nom, ni l’adresse.

Il me regarda fixement et paru à la fois intéressé et surpris. Mais il ne dit rien et me laissa continuer.


      - Tout ce que je sais, c’est que votre rencontre a eu lieu à L*** et qu’elle se prénommait Amanda.

 

Il devint pâle et j’eus l’impression qu’il était abasourdi par la nouvelle inopinée que je venais de lui asséner. Il balbutia quelques mots en se tordant les mains, puis peu à peu se reprit.

 

      - D’où tenez-vous cela, finit-il par articuler ?

      - Je ne peux vous le dire car je commettrais une indiscrétion.

      - A l’égard de qui ?

      - D’Amanda.

      -Tout cela ne tient pas debout, reprit-il avec véhémence; vous recherchez une femme que vous prétendez ne  pas connaitre, dont vous ignorez jusqu’à son nom. Pour quelles raisons la recherchez-vous ? Et comment  avez-vous su mon nom ? Comment avez-vous appris cette rencontre ? Comment êtes-vous entré dans l’intimité de deux personnes ? De quel droit venez-vous m’interroger sur une histoire qui ne vous regarde pas ? Qui vous envoie ? Vous êtes un détective privé  ou un policier ?

      - Je comprends votre colère et vos interrogations. Je ne suis ni policier, ni détective ; je ne suis pas votre ennemi et je ne veux pas vous nuire. Je peux vous révéler comment j’ai su votre nom et votre adresse mais je ne peux rien vous dire des circonstances qui ont permis que je sois au courant de votre rencontre avec cette femme, car je trahirais un secret que je partage sans l’avoir voulu. Et si je retrouvais Amanda vous la retrouveriez aussi car je sais que vous n’en savez guère plus que moi sur son compte. Peut-être que les bribes que nous possèdons l’un et l’autre se complèteront et nous permettront d’avancer.

      - Pardonnez-moi mon emportement de tout à l’heure, mais j’étais sous le coup de l’émotion. Vous avez réveillé de vieux souvenirs, heureux sans doute. Ma rencontre avec Amanda a été si brève et s’est terminée si soudainement… et son inachèvement même me laisse un sentiment d’incomplétude et de malaise. Je ne sais comment vous avez connu mon histoire, ni dans quelle mesure vous êtes au courant de ses tenants et aboutissants, mais comme vous en savez semble-t-il beaucoup, je vais vous donner une preuve de la confiance que je vous accorde en vous racontant ma version. Mais je respecte votre discrétion.

…………………………………………………………………………………


Récit de Laurent.


J’étais alors étudiant à L*** où mes grands-parents m’hébergeaient. J’avais mis à profit les grandes vacances pour colliger des informations utiles à ma thèse. Mon grand-père était un ami du chanoine de la cathédrale et celui-ci m’avait ouvert les portes de la bibliothèque de ce sanctuaire qui contenait des manuscrits très anciens concernant l’histoire de l’édifice et de la ville. J’arrivais vers dix heures et en repartais en fin d’après-midi. Je faisais une pause dans l’après-midi pour me dégourdir les jambes en me promenant dans la cathédrale et chaque fois je faisais des découvertes nouvelles sur le monument. Ce jour là j’eus envie de monter dans une tour, non pas pour admirer le paysage, car je savais que la vue était bouchée, mais pour faire un peu d’exercice physique.

Au moment de redescendre je buttai sur une jeune femme que je ne pus m’empêcher de regarder et de détailler le plus discrètement possible : elle était grande et svelte, avait une démarche élégante. Je la revois encore dans sa robe violette faisant le tour de la plateforme, la tête en l’air à la recherche d’une ouverture. Elle avait une longue chevelure noire virevoltant à chaque mouvement de tête. Son regard était caché par des lunettes de soleil mais j’imaginais de grands yeux noirs assortis à ses cheveux. Elle paraissait fort dépitée de n’avoir pour toute vue une muraille grise et  se dirigea vers la sortie. Je suis d’une nature réservée et timide ; pourtant je m’élançai vers elle et lui proposai de lui faire la courte échelle pour qu’elle accède au paysage qu’elle était venue contempler. Elle accepta sans se faire prier et à ma grande surprise elle monta carrément sur mes épaules ! Je levai la tête, et là, je vis le panorama que vous pouvez deviner… Ce fut comme un éblouissement ! J’étais littéralement fasciné par ce que je voyais et je dus résister à la tentation de tendre la main vers ce paysage enchanteur qui s’offrait à moi sans vergogne. Je ne pouvais croire qu’elle avait conscience de la vision paradisiaque dont elle me régalait, parce que tout s’était déroulé si naturellement, sans préméditation aucune de part et d’autre. Je vous laisse imaginer l’état, disons de tension… dans lequel je me trouvais. J’aurais, tel un nouvel Esaü, donné ma part de paradis pour que l’instant présent se mute en éternité. Hélas ! elle me fit retomber sur terre en me demandant bientôt, trop tôt… de l’aider à redescendre. Le frôlement, la chaleur de son corps, les fragrances qu’elle dégageait, tout contribua à m’enivrer et à m’enflammer un peu plus et, dans un bouquet final, j’explosai ! L’ingénue, elle, crut que je faisais un malaise ! et chercha à me venir en aide.

(En écoutant Laurent je souris intérieurement de sa naïveté… mais je me gardai de le détromper ! Comme j’avais eu raison de lui cacher mes sources !)

Elle insista pour que je descendisse me reposer et nous nous retrouvâmes à la terrasse d’une brasserie près de la cathédrale. Un long silence s’établit qui me permit de mieux l’examiner. Elle avait enlevé ses lunettes et je pus voir ses yeux, qui n’étaient pas noirs, mais pers, presque verts. Elle rompit le silence la première et m’interrogea comme on interroge un collégien. Mais je ne m’en offusquai pas car je me sentais très intimidé malgré mon numéro de bravoure de la tour et je répondis franchement à toutes ses questions. Elle fut beaucoup plus discrète quand je m’aventurai à mon tour à la questionner ; elle ne me donna que son prénom, Amanda. C’est tout ce que je sais d’elle et le fait qu’elle était mariée, ce qu’elle n’avait pu me cacher car j’avais remarqué son alliance.

Vous voyez je ne peux guère vous aider dans vos recherches.

 

Puis il continua :

 

Au bout d’un moment elle manifesta son intention de rentrer à son hôtel et je lui proposai de la raccompagner, ce qu’elle accepta. J’avais trouvé trop courts les instants que nous avions partagés. Aussi m’ingéniai-je à faire durer le trajet en prenant des chemins détournés sous le prétexte de lui montrer des curiosités locales. Elle se prêta volontiers à ce jeu. J’accompagnai le parcours d’anecdotes historiques qu’elle écoutait attentivement. Je l’attristai une fois en lui contant l’histoire terrible de la vengeance d’un mari maltraité par sa femme. Je pus voir à quel point elle était sensible et je tentai d’atténuer les effets de ma malencontreuse diatribe.

Nous arrivâmes enfin devant l’hôtel et j’espérai obtenir un rendez-vous pour le lendemain en lui proposant d’être son guide. Mais un événement inattendu, dont je garde le souvenir impérissable, se produisit soudain. Avant que j’aie pu prononcer une parole, elle m’embrassa sur les lèvres, me mit deux doigts sur la bouche et s’enfuit précipitamment dans l’hôtel sans un seul regard. Elle disparu ainsi à mes yeux et je l’ai jamais revue.

Le lendemain, à la première heure je me postai devant l’hôtel, espérant sa sortie ; mais les heures s’écoulèrent sans qu’elle apparaisse et je perdis bientôt tout espoir de la revoir. L’après-midi j’allai voir le réceptionniste pour lui demander de me renseigner, mais malgré un généreux pourboire, il resta inflexible. Je lui laissai ma carte de visite sans grande conviction. C’est sans doute par lui que vous avez eu mon adresse ?


      - Oui, dis je, en lui montrant sa carte.


Je revins à ma faction plusieurs jours de suite et je finis par comprendre l’inanité de mon comportement.


                  Fin du récit de Laurent.


Nous restâmes silencieux quelques minutes. Je ne voulais pas distraire Laurent plongé dans ses souvenirs. Une larme perla dans ses yeux qu’il essuya furtivement et à ce moment je compris que je devrais lui faire parvenir les feuillets en ma possession. C’était la seule façon pour que son histoire trouve son achèvement et lui permette d’y mettre un point final.

Il me sourit enfin et me dit :


      - Vous devez me trouver bien fleur bleue.

    - Non, répondis-je, il vous manque seulement une conclusion à votre rencontre, que je vous fournirai bientôt, à défaut de vous donner des renseignements sur Amanda car je dois me rendre à l’évidence, mes recherches se sont arrêtées aujourd’hui.

- Mais avant de nous séparer je vous invite à diner.

     - J’accepte votre offre avec plaisir.

     - Vous m’en voyez ravi, mais je vous laisse le choix des armes et votre restaurant sera le mien.

      - Eh bien, direction le Fin Gourmet !


Nous nous séparâmes à la fin du repas et je rentrai chez moi le lendemain matin.

Quelques jours plus tard, au retour du travail, je m’assis à mon bureau et lus pour la dernière fois mes précieux feuillets, puis je les glissai dans une enveloppe que je timbrai et allai poster ma lettre dans une boite au coin de ma rue.

Trois jours après, je reçus le mot suivant :


“Cher Monsieur et ami, merci, merci infiniment. Vous m’avez offert le plus beau cadeau dont je puisse rêver. Ma reconnaissance et ma gratitude vous sont acquises à jamais. Vous aviez raison, il fallait une conclusion à ma rencontre avec Amanda et c’est la plus belle qui soit, car maintenant je sais que cette rencontre a un sens et qu’elle a été partagée. Je souhaite à beaucoup de connaître pareille aventure, aussi brève qu’elle ait pu être. C’était une vraie rencontre amoureuse dont le souvenir m’accompagnera jusqu’à la fin de mes jours. C’est à vous que je dois cette joie et je ne saurais jamais vous remercier assez. Votre dévoué. Laurent.“


Je fermai les yeux et je vis un ange déployant ses ailes blanches qui s’éleva dans le ciel et qui disparut dans les nuées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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